Travailler ? Pour fabriquer quoi ? Utile à qui ? Nuisible à qui ? Pourquoi les procédures administratives pèsent-elles tant sur nos épaules ? Que devient la vie quand tout s’informatise ? Ces questions sont quasi absentes du débat public et il nous a semblé qu’une agence Pôle emploi serait un bon endroit pour venir les discuter. La tendance actuelle y est au remplacement des humains par des logiciels et des algorithmes.
Rationaliser, déqualifier, précariser
La "dématérialisation" sert à rationaliser le travail et à faire des économies. Concrètement, il s’agit de se passer de 4 000 conseillers pour confier la mission d’indemnisation à des algorithmes alimentés par des entreprises de sous-traitance privées. Parmi elles, Tessi embauche du personnel mal formé et précaire. Pour les chômeurs, les situations de trop-perçus – à rembourser –, de dossiers bloqués, de droits rognés ou de radiations abusives explosent. De l’autre côté du guichet, les dossiers d’indemnisation mal traités engendrent une hausse des cadences pour les salariés de Pôle emploi qui doivent reprendre le travail mal fait par Tessi ou par l’algorithme Madu. Logiciel d’analyse des dossiers, cet algorithme n’est d’ailleurs pas là pour répondre aux questions ou aux besoins : il est programmé pour traiter des cas "standard". Au lieu de simplifier la procédure, il la complique. Ce labyrinthe numérique finit par décourager bon nombre de chômeurs qui renoncent alors à leurs droits.
Déshumaniser, isoler, contrôler…
Les plages d’ouverture des agences ont été réduites drastiquement au profit d’échanges numériques. Devenu suffisamment inaccessible, le système n’a plus à se justifier ni à se confronter aux radiations. En éloignant les chômeurs du guichet, les contacts et les risques de solidarités sont limités. On pointe alors la responsabilité individuelle des allocataires quant à la "gestion" (heureuse ou malheureuse) de leurs "projets de vie". Pris dans les rouages d’une machinerie électronique qui les culpabilise et les assimile à des fraudeurs, ils ont souvent le sentiment d’être déclassés, méprisés et impuissants. Dorénavant, c’est la machine qui effectue des contrôles efficaces et systématiques. Les salariés qui voudraient résister à des politiques qu’ils ne cautionnent pas sont alors dans l’impossibilité d’exercer leur libre arbitre. Celles et ceux qui tenaient encore à leur mission d’aide et de conseil se retrouvent cantonnés à une gestion comptable et désincarnée d’humains devenus des numéros de dossiers.
Informatiser, gérer, marchandiser
Derrière les innombrables acronymes tels que le CPA (Compte personnel d’activité) ou la DSN (Déclaration sociale nominative) se matérialise le marché de la gestion des populations. Ces immenses fichiers sont destinés à réorganiser et gérer la protection sociale et les données qui s’y rapportent : chômage, maladie, mutuelles, logements sociaux, etc. On assiste, sous forme informatisée, au retour du livret ouvrier, instrument par lequel chacun gère son capital de droits. Cela remet en cause un principe fondateur de la sécurité sociale, ouvre la voie à une conception individuelle des droits et, logiquement, au marché des assurances et mutuelles privées. Des multinationales comme Facebook ou IBM anticipent leur rôle dans ce qui s’apparente, au-delà du déjà sinistre "marché de l’emploi", à la création d’un marché du chômage et des chômeurs qui promet d’être lucratif.
Nous exprimons ici notre solidarité avec les chômeurs qui pâtissent en premier lieu de cette gestion informatisée, mais également avec les salariés de Pôle emploi et de Tessi qui subissent ces logiques et veulent les refuser. […]
Fermons nos ordinateurs, reprenons la parole !
Depuis 2013, le réseau Écran total fédère les résistances au "tout numérique". Il réunit des personnes de toute la France travaillant dans l’élevage, l’éducation, le travail social, la médecine, la boulangerie, le maraîchage, la menuiserie ou les métiers du livre... Mais aussi des gens au chômage, au RSA ou sans activité. En comparant des situations personnelles, le collectif pointe la même logique à l’œuvre : l’informatique et la gestion détruisent les métiers et dégradent les relations sociales.
Contact Lyon et sa région : Écran total, 111 rue André Bollier, 69007 Lyon.
Secrétariat national : Écran total, 1 Maneyraux, 23200 La Rochette.
Assistante de service social d’une caisse d’allocations familiales en Rhône-Alpes depuis 2000, Marie a progressivement vu arriver la “dématérialisation” dans le secteur social. Le portail “caf.fr” est devenu l’outil incontournable pour toute démarche pour les allocataires. Observant, consternée, l’adhésion massive à ce phénomène malgré les nombreux écueils qu’il engendre, elle nous livre ici son témoignage. […]
D’une part, une certaine partie des allocataires ne possède pas l’équipement requis (smartphone, ordinateur, abonnement internet) dont le coût financier n’est pas négligeable. Ils n’ont également pas toujours les codes de compréhension du fonctionnement de ces outils, ni la maîtrise du vocabulaire spécifique pour le remplissage des données qui, par ailleurs, nécessite souvent une très bonne connaissance des éléments de législation et de logique de l’administration. Il n’est d’ailleurs pas rare que des personnes ayant droit au RSA ou à l’AAH se retrouvent en rupture de droit car leur accompagnant social n’a pas su les aider à effectuer correctement la démarche en ligne. […]
Ce qui interroge, c’est que ces problématiques sont connues, et que l’on sait qu’elles touchent plus particulièrement les personnes les plus précaires, donc celles qui sont les plus dépendantes des prestations sociales et familiales. Cela signifie que nous allons de plus en plus dans un système qui exclut des personnes qui sont, souvent, déjà en processus d’exclusion. On leur demande d’être autonomes sur un outil dont on sait qu’elles sont en difficulté pour l’être. […]
Il est étonnant qu’aucune remise en question majeure ne se fasse entendre sur cette inéluctable injonction au “tout numérique”.
Propos recueillis par Laetitia Jouband, texte initialement paru dans la revue décroissante lyonnaise Les Lucioles, n°1, mai-juin 2018