Ce sont toujours les mêmes arguments qui reviennent : les Kanak ne sont pas majoritaires, le territoire ne serait pas viable économiquement, sans la France les communautés calédoniennes ne seraient pas capables de cohabiter… Certes, les Kanak ne représentent pas une majorité absolue, mais ils sont sans conteste la communauté majoritaire de Nouvelle Calédonie. Il existe en effet une forte corrélation entre l’identité Kanak et le vote indépendantiste, de même qu’entre l’identité blanche et le vote pro-français. Mais les sensibilités individuelles et les rapports de force politiques ne se résument pas à des données ethniques et démographiques.
Les grandes tendances politiques arrivent divisées au référendum. La droite coloniale a connu plusieurs épisodes de friction depuis le printemps, le groupe Les Républicains ayant claqué la porte du G10 (2), refusant que soit ne serait-ce qu’évoquée l’hypothèse de l’indépendance. Calédonie Ensemble, formation centriste procoloniale à la tête du gouvernement local, s’est pliée à l’exercice mais semble déjà jouer le coup d’après. Côté indépendantiste, le Parti Travailliste et l’Union Syndicale des Travailleurs Kanak et des Exploité-es (USTKE) appelle à une non-participation au scrutin, jugeant que l’exclusion d’une partie des Kanak et l’inscription de nombreu·ses métropolitain·es sur les listes électorales lui ôtent toute crédibilité. Le Front de Libération National Kanak et Socialiste (FLNKS) appelle quant à lui à aller au bout du processus en votant oui.
Tout ne se joue pas le 4 novembre 2018
La classe politique calédonienne est aujourd’hui accaparée par la question institutionnelle : pour l’indépendance ou pour le maintien de la tutelle. Si la forme est négociable, le fond (l’émancipation kanak) ne l’est pas. L’indépendance est un moyen de dépasser le clivage institutionnel, et de recomposer le débat politique en termes de projets de société et d’avenir économique, social et culturel de l’île. Si le camp loyaliste veut lui aussi dépasser ce clivage, il faudra qu’il propose une autre forme de décolonisation matérielle et des esprits. Car même s’il n’obtient pas une majorité des suffrages lors de la consultation, le mouvement indépendantiste restera une force politique incontournable, avec laquelle il faudra composer, c’est-à-dire tenir compte des volontés d’émancipation du peuple kanak. Par ailleurs, si la population calédonienne se prononçait aujourd’hui contre l’indépendance, deux nouvelles consultations sur l’accession à la pleine souveraineté pourraient avoir lieu (en 2020 et 2022) en vertu des accords de Matignon et de Nouméa.
S’il suffisait de voter pour être libres
En 30 ans d’analyse des relations franco-africaines, l’association Survie (3) a amplement démontré que l’indépendance politique ne signifie pas forcément la fin de la tutelle. La Françafrique, ce système de domination économique, politique et militaire que les dirigeants français s’évertuent à perpétuer pour leur propre profit et celui des élites locales, est né avec les indépendances ouest-africaines.
Que faut-il choisir ? La soumission ou la rupture avec la France ? Il y a évidemment matière à tracer une troisième voie. C’est en cela que l’attitude de la France après le référendum sera déterminante. Elle pourrait choisir le torpillage (comme en Haïti ou en Guinée), le pillage tout court comme dans ses anciennes colonies d’Afrique, ou le réel partenariat, dont la Kanaky pourrait être le premier exemple.
Décoloniser, ça veut dire quoi ?
L’indépendance de Kanaky est la mieux préparée de l’Histoire. Depuis 30 ans, un processus de décolonisation est en marche. Une génération de cadres administratifs, politiques et économiques a été formée. De nombreuses compétences économiques, sociales, juridiques et politiques ont été transférées avec succès aux collectivités locales et sont largement financées par les impôts locaux. A minima, cela démontre la capacité du pays à se gérer et prendre en charge progressivement de nouvelles compétences institutionnelles. Le transfert de souveraineté juridique et politique de la France à Kanaky peut mener à l’émancipation, à condition qu’il s’accompagne de la remise en cause des rapports de domination qui régissent le territoire.
Il s’agirait de mettre fin à toutes les formes de discrimination qui touchent en premier lieu la population kanak, de droit mais aussi de fait, et à la ségrégation spatiale et sociale toujours extrêmement forte : dans l’accès à l’emploi, aux services administratifs, au transport, à l’éducation, aux soins, à la justice…
L’économie calédonienne est aujourd’hui encore une économie de rente, tournée vers les besoins de la métropole plus que vers ceux de sa population : mono-activité autour du nickel avec ce que cela suppose de dépendance, mainmise de quelques grandes familles coloniales sur l’import-export et la propriété foncière, biens de consommations courantes importés et extrêmement chers, exploitation de la main d’œuvre principalement kanak…
Le plus grand défi est sans doute celui de l’égalité culturelle, après deux siècles d’aliénation, de racisme, de destruction des systèmes sociaux et de croyance, d’imposition du mode de vie occidental comme seule manière légitime et productive
d’exister. Sortir de la relation coloniale supposerait de mettre les langues kanak et française sur un pied d’égalité, notamment à l’école et dans l’administration. Cela supposerait de cesser de considérer la coutume, les lieux sacrés, les tribus, les danses et les chants comme du folklore et de leur faire une place égale dans l’organisation sociale et politique de l’île. Dès lors, se pose la question de la compatibilité des cultures kanak avec le capitalisme mondialisé qu’imposent aujourd’hui la France et ses descendants. Comment des sociétés fondées sur une relation sacrée à leur environnement et dans lesquelles la propriété privée n’existe pas lui survivront-elles ?
(1) Dixit Sonia Backès, présidente des Républicains calédoniens, en mars 2018.
(2) Groupe de travail multipartite sur l’avenir de la Nouvelle Calédonie créé à l’initiative du Premier ministre français Édouard Philippe pour travailler sur l’avenir institutionnel de la Nouvelle Calédonie.
(3) Survie est une association créée en 1984 qui lutte contre le néocolonialisme français en Afrique. www.survie.org