En plein mois de juillet, Chamarel est une véritable ruche grouillante de vie. En ce début de matinée, à la fraîche, plusieurs personnes trient des graines et cueillent des plantes, tout en discutant, accompagnées par le chant des oiseaux. Nous sommes au coeur d’une cité HLM. Entre des parkings et un terrain de basket se dresse l’immeuble Chamarel et ses quatre étages, entouré d’un jardin assez sauvage.
Espaces communs et jardin partagé
Commençons par un petit tour du propriétaire. Au rez-de-chaussée, qui mesure 120 m2 environ, une grande salle commune est dotée d’une immense table et d’une cuisine équipée, capable d’accueillir banquets, fêtes et spectacles divers. À côté, deux toilettes, dont une adaptée aux fauteuils roulants, et une buanderie collective. Ses trois lave-linge sont issus des anciens logements de résident·es, et le sèche- linge a été acheté collectivement. La pièce voisine est un atelier de bricolage doté d’une très grande variété d’outils. « Ce qui est amené par chacun·e au moment de l’installation devient commun », m’explique Marcelle.
Le rez-de-chaussée abrite également un vaste bureau, celui de l’association et de la société (1), et une cave. À la différence des autres immeubles, il n’y a ni couloir ni cloisons entre chaque cave, ce qui permet de gagner une place importante. Un espace est simplement réservé pour chaque habitant·e, sans qu’il y ait de crainte de vol. Le local à vélos est bien rempli. « Il y a un·e responsable par espace commun », précise Patrick.
Nous sortons pour rejoindre Elios et Michelle, qui trient des graines de mauve. Michelle ne vit pas sur place mais elle est membre de l’association et participe régulièrement aux diverses activités. Plus loin, le compost est adossé au mur du jardin, non loin d’une butte où poussent des courges. C’est Hélène qui est chargée de fleurir les bordures du terrain où poussent ipomées, mûriers, pivoines, roses ou encore tournesols. Pour l’instant, les habitant·es ne pratiquent pas le maraîchage car la parcelle est une terre de chantier assez pauvre. Il faudra plusieurs années pour l’enrichir. Pour cela, aucun pesticide chimique n’est utilisé. Le local d’outillage est lui aussi riche d’un matériel qui a été mutualisé quand chacun·e a quitté son ancien logement.
Des espaces adaptés, des besoins anticipés
Continuons la visite dans les étages. La maison compte 14 appartements T2 et deux T3, à raison de quatre appartements par étage. Deux étages comportent une chambre d’ami·es alors que dans les deux autres, celle-ci est remplacée par les T3. Il est prévu que ces T3 puissent être transformés en T2 avec dégagement d’une chambre indépendante, en particulier si des besoins d’accompagnement extérieur renforcé se font sentir. Chaque appartement T2 est composé d’un salon-cuisine orienté vers le sud avec une baie vitrée et une cuisine intégrée, d’une chambre et d’une salle de bains. Tout a été pensé pour anticiper une éventuelle perte d’autonomie. Les fauteuils roulants peuvent passer partout, les portes coulissantes permettent de gagner de la place, les dessous d’évier sont retirables.
Les appartements sont reliés entre eux par une large coursive orientée vers le nord, desservie par des escaliers et un ascenseur. Une partie de la coursive est commune à l’étage, aménagée à leur guise par les résident·es. L’autre, commune à l’immeuble, héberge un pan de la bibliothèque collective avec une thématique par étage.
Si la perte d’autonomie est anticipée, les habitant·es veillent néanmoins à ne pas la précipiter par des aménagements inutiles. Par exemple, aucune barre de douche n’a été installée pour le moment, mais des renforts ont été prévus dans les murs pour l’adaptabilité.« Quand il y a une barre, on se met à l’utiliser », estime Jacinta.
Les habitant·es sont les maîtres d’ouvrage
Une partie des habitant·es actuel·les porte le projet depuis son démarrage, en 2009. Cette année-là, en lien avec Habicoop, une poignée de personnes atteignant l’âge de la retraite ont lancé le projet de construction d’un immeuble collectif et créé l’association Chamarel. Le projet a mis huit ans à aboutir, jusqu’aux premiers emménagements en juillet 2017. Ces années ont permis au groupe de se renouveler, de mieux se connaître et… de beaucoup travailler !
« Le groupe prééxistait à la conception architecturale du projet et l’a orienté », a expliqué Jean lors d’une visite du chantier un an et demi plus tôt. L’immeuble est le fruit d’une véritable co-conception des futur·es habitant·es, qui sont les maîtres d’ouvrage, avec les différents professionnel·les qui interviennent, des architectes aux charpenti·ères en passant par le bureau d’acoustique. « Il en ressort des choix plus pertinents et plus performants à tous les niveaux. » Jean insiste sur l’importance d’un groupe homogène en termes de besoins, de volonté de confort ou encore de luminosité (car on sort moins à terme avec l’âge).
Le groupe s’est réuni deux fois par mois devant les différent·es intervenant·es avant l’obtention du permis de construire. « On s’est formés avec Oïkos pendant six jours sur l’isolation, se souvient Patrick. Ça nous a permis d’avoir l’air moins cons face aux architectes ! »
De fait, Chamarel est un lieu où l’on apprend tous les jours. « Chaque jour, je fais plein de découvertes au niveau du jardinage », poursuit ce dernier. « On apprend tout le temps des choses des autres, c’est assez fantastique, je n’en reviens pas », renchérit Marcelle.
Un bâtiment écologique
Le bâtiment est conçu en isolation paille recouverte d’un enduit en terre de 5 cm et de laine de bois au sud, sur une armature de béton, avec une ossature bois extérieure. Le choix de la paille est significatif : celle-ci coûte dix fois moins cher que d’autres matériaux, elle est plus performante et bien sûr écologique. Il a suffi de 38 cm d’épaisseur au lieu d’un mètre de laine de verre pour le même confort thermique. La paille a l’avantage de « ne pas être soumise aux industriels », ajoute Jean.
La chaudière, de très petite taille, équivaut à celle de deux villas individuelles : les besoins en eau chaude sont satisfaits à 70 % par les panneaux solaires sur le toit. Des concessions ont dû aussi être faites : ainsi, des terrasses ou des balcons constitueraient des ponts thermiques et n’ont en conséquence pas été installés.
Conséquences de ces choix architecturaux : « C’est bien climatisé », constate Jacinta, arrivée dans les lieux en mars 2018. « Cet été il n’a pas fait plus de 25° chez moi malgré la canicule, et les murs en terre procurent une impression de bien-être particulière ». Le double-vitrage et l’isolation entre les étages font qu’on n’entend pas les voisin·es, « pas même les concerts qui se déroulent dans la salle commune juste au-dessous de mon appartement » !
« J’ai l’impression de commencer une nouvelle vie »
Pourquoi se réunir sous un même toit pour aborder les rivages de la vieillesse ? « Vivre ainsi me permet de rester plus éveillée et ouverte à ce qui se passe à l’extérieur, sans me replier sur mes problèmes et mes ennuis de santé, explique Jacinta. Isolée, on cesse de communiquer et le vieillissement est plus rapide. Ici, l’autogestion collective du projet fait que l’on continue à avoir des défis, à devoir rester éveillées et actives. À l’inverse d’une institution où l’on décide tout pour toi. »
« Je me posais beaucoup de questions sur le vieillissement, témoigne quant à elle Marcelle, qui est dans le projet depuis 2014. Vivre ensemble permet de lutter contre la solitude. Je trouve aussi une cohérence entre ce que je pensais et cette forme de vie. Depuis que j’ai rencontré la coopérative, j’ai l’impression de commencer une nouvelle vie. J’ai de nouveau un futur. »
« Mon souhait est de rester jeune jusqu’au bout de ma vie, confie Patrick. C’est la bonne formule. Avant, j’étais propriétaire. Habiter ici est aussi un engagement politique pour la non-spéculation. » Plusieurs membres du projet ont accompagné dans le vieillissement leurs propres parents, qui n’avaient pas préparé ni anticipé ce qui allait se passer, et ont cherché à ne pas reproduire cette expérience.
Le projet a une indéniable dimension politique. « Un projet comme celui-là part de la base, pas d’en haut, c’est important », estime Jacinta. « La non spéculation, on la met en pratique. Le montrer apporte plus que bien des discours », poursuit Patrick, qui apprécie de « changer les choses là où on est et tout de suite ».
Vie privée et vie collective
Comment s’articulent ensemble vie privée et vie collective ? « Je me sens chez moi partout, dans la salle commune, le jardin, etc. », explique Marcelle.
« Nous avons une réunion hebdomadaire des habitant·es et beaucoup de questions reviennent à celle du ’chez moi-chez les autres’ », estime Patrick. Une fois par mois, l’association organise un repas ouvert aux autres membres, sans compter les repas qui s’improvisent dans chaque coursive. À côté de cela, les responsabilités sont réparties entre tou·tes en fonction du temps de chacun·e, de son énergie et de ce qu’il ou elle aime faire. Les habitant·es reçoivent beaucoup de médias, de groupes et de personnes intéressées. Populariser cette forme juridique de la coopérative d’habitant·es est une de leur vocations.
Une vie de quartier
Le choix de s’installer à Vaulx-en-Velin, quartier populaire de la banlieue lyonnaise, a
été déterminé notamment par le prix du terrain, l’accueil de la commune à l’égard du projet, et la proximité géographique avec les lieux de vie du groupe d’origine. Les membres du projet ont beaucoup travaillé dès le départ avec les divers acteurs locaux : établissements scolaires, associations, école d’architecture. Des élèves sont venu·es visiter le chantier et découvrir les murs en paille. À cette occasion, une classe d’école primaire a travaillé toute une année sur les maisons du monde et réalisé un livre qui revisite le conte des trois petits cochons. Le groupe est intervenu au lycée Doisneau et les élèves ont eu droit à une épreuve du bac sur Chamarel !
Les relations avec les autres habitant·es du quartier se construisent petit à petit. « Il faut du temps. » Les habitant·es de l’immeuble ont encore assez peu de contacts avec les personnes des immeubles alentour, malgré la co-organisation de la fête de quartier ainsi que plusieurs réunions d’information. « Il est assez facile de parler avec les jeunes, c’est plus dur avec les adultes », constate Patrick, qui est allé plusieurs fois discuter avec les jeunes autour de la baraque à frites du quartier.
Quelquefois, des discussions se créent autour du jardin. « Une voisine nous a proposé de nous donner du terreau, par exemple. » Certaines initiatives interpellent : « Il y a deux jours, nous sommes allés collectivement nettoyer les abords de l’immeuble qui étaient jonchés de canettes et de détritus. Nous l’avons fait devant les jeunes, sans les accuser mais en leur expliquant que nos invités trouvaient ça moche et qu’on voulait les recevoir bien. Un voisin est venu nous aider. » Le but du projet est d’être ouvert au quartier et aux liens intergénérationnels. Chaque mois, Chamarel organise dans sa salle commune un concert ou une pièce de théâtre. Une ou deux personnes du quartier viennent à chaque fois y assister.
« Rester debout et libres »
Les habitant·es de cette maison où il fait bon vivre et vieillir ont actuellement entre 62 et 76 ans. Pour y vivre, il est nécessaire d’être retraité·e, du fait d’un financement de la Caisse d’assurance retraite et de la santé au travail (Carsat). La plupart ont tourné leurs pas vers Chamarel en lien avec une trajectoire d’engagement dans la société. « Se battre contre quelque chose, rester debout et libre », résume Jacinta.
Pour Marcelle, vivre ici apporte une cohérence avec son histoire : « J’ai toujours résisté un peu, à mon niveau. »
Jacinta est portugaise. Elle a résisté à la dictature et connu la prison. Elle estime qu’il est bon de se battre « contre » mais qu’il est important aussi de se changer soi-même, « ne pas collaborer avec ce que l’on combat » et, pour cela, de vivre autrement.
Pour Patrick, 1968 a été « un déclic ». Il a participé à des groupes politiques divers puis s’est dit que « quitte à y passer de l’énergie, autant changer quelque chose tout de suite. Pour moi, c’est un engagement plus politique que celui que j’avais dans des partis auparavant, insiste-t-il. Vivre ici contribue à changer le monde de demain, à préparer autre chose ».
(1) L’association a été créée au démarrage du projet pour le porter et le faire connaître. Elle a pour vocation de promouvoir ce type d’habitat et poursuit aujourd’hui ses activités d’information. Ses adhérent·es ne sont pas seulement les habitant·es de l’immeuble. La société Chamarel, quant à elle, est gestionnaire du projet. Regroupant uniquement les habitant·es, c’est elle qui devient propriétaire de l’immeuble à mesure du remboursement de l’emprunt.
10 rue du 19-mars-1962,
69120 Vaulx-en-Velin,
contact.chamarel@gmail.com,
cooperativechamarel.wordpress.com