Article Général Nord-Sud

Le développement, un colonialisme qui ne dit pas son nom

Thierry Sallantin

Thierry Sallantin revient ici sur la guerre des mots organisée discrètement par les forces du marché liées aux États : comment elles ont introduit le mot « développement » puis comment est arrivé l’adjectif « soutenable » travesti ensuite en « durable ». Une utile mise au point.

Écolo depuis 1968, Thierry Sallantin vit en communauté depuis 1972, puis avec les Indiens d’Amazonie depuis 1986. Il dénonce l’ethnocide et fait connaître l’écologie radicale : les naturiens, les anticivilisation. On peut retrouver ses réflexions sur le site partage-le.com

La notion de « sustainable development » est traduite de 1988 à 1992 en français par « développement soutenable », choix conservé par toutes les langues latines : sostenible ; sustentavel, etc.
Mais comme elle l’explique elle-même dans le premier numéro de sa revue, Vraiment durable, Bettina Laville (1) a demandé, dans l’avion qui la ramenait de la conférence internationale de Rio sur l’environnement en juin 1992, au président Mitterrand de désormais traduire « sustainable » par « durable ». Pour elle, le mot « soutenable » avait une connotation trop « écolo ». Elle voulait un adjectif plus compatible avec les milieux d’affaires : faire durer les bénéfices, donc remplacer « soutenable » par « durable ».
Le secrétaire général pour l’ONU de toutes les Conférences mondiales pour l’environnement (2), l’homme d’affaires canadien Maurice Strong, impose en 1971 à l’ONU lors du séminaire de Founex (Suisse) de joindre systématiquement au mot « environnement » le mot « développement », apparu le 4 décembre 1948 dans la Résolution 198 — III de l’ONU. C’est lui aussi qui crée en 1983 à l’ONU la commission Environnement et Développement et place à sa tête l’ancienne ministre norvégienne Gro Harlem Brundtland. Dans le but de préparer la Conférence de Rio de 1992, elle a l’ordre de produire un rapport pour ménager les milieux d’affaires : ce sera le rapport Brundtland de 1987, publié sous le titre Notre avenir à tous. Elle y réutilise les notions de « soutenabilité » et de « développement soutenable » lancées par les milieux internationaux de protection de la nature depuis 1975 (3).
La veille de l’ouverture de la Conférence de Rio en juin 1992, Maurice Strong lance en grande pompe le Conseil Mondial pour le Développement Soutenable, en anglais WBCSD, avec un autre grand PDG international, son ami Stephan Schmidheiny. Ce dernier est celui qui sera condamné à une très lourde peine de prison ferme au grand procès de l’amiante à Turin, peine aggravée en appel. Dans le WBCSD, on trouve les PDG des plus grosses entreprises polluantes du monde : c’est le lancement du « green washing » !

Quand le président Truman inventait le concept de « développement »

Le concept de développement plonge ses racines quelques décennies plus tôt aux États-Unis.
Le 20 janvier 1949, dans son Discours sur l’état de l’Union le président Truman déclare que désormais le rôle des États-Unis d’Amérique est de lancer un « programme de développement au service de l’amélioration et de la croissance des régions sous-développées ». Il ajoute : « Une plus grosse production est la clé de la prospérité et de la paix ». Truman annonce alors un programme d’aide technique qui va supprimer « la souffrance de ces populations » sous-développées, grâce à « l’activité industrielle » et à la « hausse du niveau de vie ». Truman lance ainsi la course du Sud pour rattraper le Nord...
L’idée de doublet « développé/sous-développé » hante les milieux d’affaires aux États-Unis dès 1943 (4). Les PDG ont peur d’être confronté·es à la chute brutale des débouchés de leur industrie avec la perspective de la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Il faut absolument trouver d’autres débouchés. C’est alors qu’ils vont imaginer inonder de leurs produits les nouveaux pays qui vont se créer dans le cadre de la fin des empires coloniaux anglais et français.

Le développement remplace la colonisation

Les États-Unis ont alors l’idée de devenir les nouveaux colonisateurs, en se substituant aux empires coloniaux anglais et français, mais sans dire le mot « colonisation » qui commence à avoir mauvaise presse. C’est alors qu’ils vont inventer le mot « développement » (5).
Comme j’ai pu le constater dans les Pays du Tiers-Monde (mes travaux de terrain en tant qu’ethnologue au Niger et en Amazonie), les politiques de « développement » sont source de déstabilisation des peuples, et donc d’ethnocide (6). Ce dont l’économiste Jan L. Sadie était parfaitement conscient, non sans cynisme (7) : « Le développement économique d’un peuple sous-développé n’est pas compatible avec le maintien de ses coutumes et mœurs traditionnelles. La rupture avec celles-ci constitue une condition préalable au progrès économique. Ce qu’il faut, c’est une révolution de la totalité des institutions et des comportements sociaux, culturels et religieux et, par conséquent, de l’attitude psychologique, de la philosophie et du style de vie. Ce qui est requis s’apparente donc à une désorganisation sociale. Il faut susciter le malheur et le mécontentement, en ce sens qu’il faut développer les désirs au-delà de ce qui est disponible, à tout moment ».

Créer de nouveaux besoins

Car lors de l’arrivée de l’Europe colonisatrice, les peuples autochtones, passé un premier moment de curiosité, préfèrent reprendre vite leur autonomie et dédaignent les objets des Blancs. Un des témoignages recueilli dans Pieds nus sur la terre sacrée (8) montre le peu d’intérêt qu’ont les indigènes pour les prétendus « merveilleux objets des Blancs ». Au grand désespoir des colons français en Guyane, les Indien·nes disparaissaient en forêt, ne revenaient plus, ne ressentant aucun besoin, car ils et elles obtenaient déjà tout ce qui leur était nécessaire au travers de leur mode de vie, au fond de la forêt, comme l’a démontré Jacques Lizot suite à ses 23 années chez les Yanomami, ou moi-même dans « Permaculture, agroécologie, jardins-forêt : des savoirs millénaires » (9).
Et là comme ailleurs, les colons s’acharnèrent
à déclencher chez les envahi·es de nouveaux
besoins. Une stratégie que justifiera Jules Ferry
en 1890 : "La consommation européenne est saturée,
il faut faire surgir des autres parties du globe de nouvelles
couches de consommateurs"
.

Un « impérialisme anticolonial »

Commentant le discours de Truman, Wolfgang Sachs résume (10) : « l’hégémonie américaine ne visait pas la possession des territoires, mais leur ouverture à la pénétration économique. De leur côté, les jeunes nations laissaient leur autonomie s’échapper en se plaçant automatiquement dans l’ombre des États-Unis et en se proclamant objets de développement économique. Le développement fut le véhicule conceptuel qui a permis aux États-Unis d’agir comme le héraut de l’autodétermination nationale tout en installant un nouveau type d’hégémonie mondiale : un impérialisme anticolonial ».

Aujourd’hui encore, la « mission civilisatrice »

Et en ce moment même en France, nous ne nous rendons même pas compte que nous banalisons des expressions qui sentent encore bon la « mission civilisatrice » ! Par exemple, nous, les « supérieurs », les confortablement « développés », nous nous donnons le droit de décorer les nations anciennement colonisées qui finissent à force d’effort par presque nous ressembler, de « pays émergents ». Nous les « supérieurs », nous distribuons les médailles ! Tout en cachant le non-dit de cette expression : nous ne parlons pas des mauvais élèves sur la voie du développement : ceux qui sont encore la tête sous l’eau, les « immergés » !
Même dans les ONG censées faire le bien et réfléchir aux problèmes écologiques, ne dit-on pas souvent, lorsqu’on évoque la nécessité de la décroissance : « Mais on n’a pas le droit de leur dire de ne pas avoir ceci ou cela, puisque nous-même nous bénéficions de ces biens de consommation ». Une façon inconsciente de sous-entendre que notre mode de vie est le meilleur, fruit des « races supérieures » pionnières en « civilisation », au sommet du « développement », et que donc ce mode de vie, il est normal qu’« eux aussi le désirent ». Une façon d’avouer que pour nous, notre mode de vie est d’une évidence incontournable... et qu’il est normal qu’il se généralise...

Remises en cause

Les premiers frémissements d’une remise en cause du « développement », même dans sa version « soutenable », nous viennent de certains pays anciennement colonisés. Par exemple avec Le Manifeste de l’homme primitif du Malien Fodé Diawara (11), Le viol de l’imaginaire d’Aminata Traoré, ou La force des pauvres et Quand la misère chasse la pauvreté (12) de l’iranien Majid Rahnema et les nombreux livres et articles sur la notion de « buen vivir », le bien vivre en harmonie, toutes espèces vivantes confondues, qui nous arrive des peuples amérindiens des Andes (13).
Un peu au nord de la Kanaky, sur l’île de Pentecôte au Vanuatu, le peuple Saa, après avoir visité le « monde des Blancs », a décidé d’en tirer un bilan : ce que les gens de là-bas appellent le « progrès », le « développement », c’est une vaste blague. Cela ne mène pas du tout au bonheur. Alors les Saa ont décidé de tourner le dos à la mondialisation décrite par certain·es comme une fatalité. Ils et elles ont chassé tous les enseignant·es, ils et elles ont chassé tou·tes les missionnaires, ils et elles ont chassé tou·tes les agent·es de développement (14). Le peuple Saa a décidé de ne parler que sa langue ancestrale, et de ne faire confiance qu’à ses ancien·nes pour apprendre d’eux à vivre en autarcie, par le petit jardinage, et les méthodes de pêche d’autrefois. Pas question de leur parler de « développement durable » !

(1) Bettina Laville est conseillère d’État. De 2008 à 2013, elle est avocate associée en charge du développement durable au sein du cabinet PWC Landwell. Bettina Laville est co-fondatrice du Comité 21, association de promotion du développement durable des entreprises et des collectivités. Elle est également directrice de rédaction de la Revue transdisciplinaire Vraiment Durable depuis 2011.
(2) Stockholm 1972, Nairobi 1982, Rio 1992, Johannesburg 2002.
(3) Détails dans dans Gilbert Rist, Le développement, histoire d’une croyance occidentale (1996), Edwin Zaccaï, Le développement durable, dynamique et constitution d’un projet (2002) et Jean-Philippe Carisé, Histoire du développement durable (2014), où le rôle de Bettina Laville est révélé.
(4) Comme le montrent Fabrizzio Sabelli et Susan George dans leur essai Crédits sans frontières : la religion de la banque mondiale.
(5) Comme le démontre Françoise Dufour dans sa thèse de 2007 éditée en 2010 à l’Harmattan sous le titre De l’idéologie coloniale à celle du développement (on trouvera là aussi tous les détails sur l’étymologie du mot « développement », ainsi que les dessous de l’ONU lors de la décision du 4 décembre 1948).
(6) G. Condominas et en 1970 R. Jaulin avec l’ouvrage fondateur La paix blanche, introduction à l’ethnocide.
(7) Dans cet extrait de son article paru dans The Economic Journal, vol. 70, 1960 pages 294-303 sous le titre : « The Social Anthropology of economic Underdevelopment ».
(8) Denoël, constamment réédité.
(9) Sur internet, ou site : partage-le.com
(10) Des ruines du développement, éd. Écosociété, 1996.
(11) Édité chez Grasset en 1973.
(12) Respectivement 2008 et 2003.
(13) Avec Le Buen Vivir d’Alberto Acosta, éditions Utopia, 2014, Être comme eux, sous la direction de Nicolas Prinet, Parangon, 2013, Au-delà du développement : critiques et alternatives latino-américaines, recueil dirigé par Miriam Lang et Dunia Mokrani, Amsterdam, 2014, et Sentir-penser avec la terre, Arturo Escobar, Le Seuil, 2018.
(14) Voir Ces mots qui meurent, les langues menacées et ce qu’elles ont à nous dire, Nicholas Evans, éd. La Découverte, 2012, p.321.

Silence existe grâce à vous !

Cet article a été initialement publié dans la revue papier. C'est grâce à vos abonnements et à la vente de la revue que nous pouvons continuer à proposer des alternatives à la société consumériste et destructrice actuelle. Sans publicité, sous forme associative, notre indépendance et notre pérennité dépendent de votre engagement humain et financier !

S'abonner Faire un don Participer