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Eotopia, confronter l’utopie à la réalité

Luna Ghelab

Et si l’on vivait de l’économie du don ? C’est le rêve de l’éco-lieu Eotopia qui tente d’appliquer un modèle où tout système de valeur marchande serait aboli. Une expérience où l’on se rend compte du long chemin entre l’utopie et la réalité, mais où l’on cherche patiemment l’équilibre entre idéal et réalisme.

L’expérience est menée au milieu des collines verdoyantes de Saône-et-Loire. Après des années de recherche et plusieurs déceptions, le groupe trouve le lieu où construire son projet en 2016. Un lieu où la nature est reine. Autour d’une maison de 120 mètres carrés s’étendent trois hectares de champs et de forêt, de marécages où pataugent tranquillement des cigognes. Une dizaine de personnes ont rassemblé leurs économies pour acquérir cet endroit, avec un projet en tête : créer un écovillage végane, basé sur l’économie du don.

Le rêve (un peu) fou de se passer d’argent

À l’origine d’Eotopia, un rêve, celui d’une vie sans argent. Une performance que Benjamin, l’un des initiateurs du projet, est parvenu à réaliser pendant plusieurs années lors d’un voyage des Pays-Bas au Mexique sans un sou en poche. Mais lorsqu’il a fallu enraciner cette philosophie dans un lieu collectif, le rêve est venu se heurter à la réalité : « Idéalement c’est très beau, concrètement c’est compliqué, car il y a toujours des choses qui font que l’on a besoin d’argent. Il faut payer le lieu, les impôts, les outils que l’on ne parvient pas à récupérer… » explique Benjamin. Selon lui, se passer complètement d’argent n’est pas impossible, mais impose une austérité à laquelle tout le monde n’est pas prêt. Incompatible, donc, avec leur volonté d’ouverture : « Quand on est très radical, on ne reçoit que des personnes très radicales aussi et toutes les personnes qui ont déjà un peu peur de venir ici n’iraient pas dans un lieu sans électricité et tout ça. On est revenus un peu en arrière, cela nous rend un peu plus accessibles mais un peu moins utopistes ». Par ailleurs, se passer personnellement d’argent ne veut pas dire se passer de l’argent de l’autre, et le modèle est difficilement généralisable.
Au-delà de l’argent, c’est surtout l’injustice créée par ce système de valeur que la communauté rejette. « Ce que cela comprend, c’est un jugement sur les gens. Quelque part on nous dit ’il y a des personnes supérieures à d’autres, le médecin est supérieur au producteur de tomates’ » remarque Benjamin. C’est pourquoi la monnaie locale n’est pas une solution. Que l’on paie en euros, en Gonette (monnaie locale lyonnaise) ou en coquillages, on appose arbitrairement un prix sur quelque chose qui nous était offert par la nature. C’est sur cette réflexion que se fonde l’économie du don, l’un des piliers de la philosophie « éotopienne ». « C’est plus spirituel qu’anti-capitaliste, c’est se poser la question : est ce que l’on arrive, en tant qu’êtres humains, à partager les choses qui nous sont données ? Est-ce que l’on arrive à partager cela au lieu de mettre des valeurs qui génèrent forcément du profit ? » Faire confiance et laisser les gens libres de donner le temps, l’énergie, l’argent qu’ils souhaitent : c’est en cela que l’économie du don est bel et bien appliquée à Eotopia.

L’autonomie comme horizon

Pour ne pas participer au système consumériste « obsolète » du capitalisme, les habitant·es d’Eotopia s’inscrivent dans une démarche décroissante. Face à la maison s’étendent de petites parcelles où sont cultivés ail, oignons, salades, légumes, plantes aromatiques… Des cultures bien évidemment biologiques, et permacoles. L’équipe essaie de produire le plus possible ses légumes, mais l’autonomie est loin d’être atteinte. « Il faudrait que l’on soit plus nombreu·ses et que chacun·e y passe au moins deux heures par jour, cela prendrait trop de temps », explique Lucie.
Pour pallier les manques, les « éotopien·es » sont devenu·es des « déchetivores » et récupèrent les aliments toujours consommables dans les poubelles. Un magasin biologique leur donne également ses invendus. Il en va de même pour les objets, outils et matériaux de construction, qui sont le plus possible récupérés gratuitement.
La réflexion sur le moyen de limiter le plus possible ses dépenses est poussée jusqu’au domaine de la santé. Drogue, alcools et tabac sont absents. « On veut éviter d’avoir à acheter des médicaments, de faire des dépenses de soins qui pourraient être évitées. On part du principe qu’une vie et une alimentation saines empêchent detomber malade », justifie Lucie.

L’écologie au coeur des préoccupations

Dans les placards, pas de steak, de poisson, de lait, ni de miel : l’éco-lieu est végane. Tout ce qui touche à l’exploitation animale en est banni. Un aspect essentiel ici, afin de respecter l’une de leurs valeurs centrales : l’amour et le respect inconditionnels des êtres vivants et, à travers eux, de la planète.
Les résident·es redoublent d’efforts pour réduire au maximum leur empreinte écologique. Alors qu’en France l’émission individuelle moyenne est de plus de neuf tonnes de CO2 par an, leur objectif est de descendre leurs émissions à moins d’une tonne par an. Pour cela, la créativité est de mise. On fabrique des objets innovants, comme un lave-linge à pédales qui ne nécessite pas d’autre énergie que celle des jambes, ou encore un « rocket stove » (1), construit à partir de bidons et tuyaux récupérés qui permet de cuisiner sans gaz ni électricité. Dentifrice et produit vaisselle sont faits maisons, pour éviter les produits polluants et s’inscrire dans une démarche « zéro-déchets ». Grâce à des toilettes sèches et à la réutilisation des eaux usées, la consommation en eau de la maison, qui abrite de sept à douze personnes, représente celle d’une personne moyenne !
Lucie a été la toute première visiteuse d’Eotopia en juillet 2016. Elle n’en est jamais repartie. Elle reconnaît que la perte de confort a été une étape difficile. Mais pour cette jeune fille horrifiée par les dégâts humains sur la planète depuis son plus jeune âge, cette vie était une évidence : « Je suis une parisienne qui a toujours vécu par 22 degrés, chauffage au sol dans la salle de bain, de l’eau à 40 degrés… Là l’hiver il fait 10 dans le salon. C’est pas agréable. Il faut allumer le bois pour faire chauffer de l’eau. Mais je l’ai choisi. Je suis en accord avec mes convictions et c’est ça qui me rend heureuse, tant pis si je dois mettre quatorze couvertures ! »
Le projet est jeune, et encore imparfait. Sur son site, l’équipe explique aux plus idéalistes qui pourraient être déçu·es avoir choisi « une transition douce, pour qu’elle s’inscrive dans la durée ». Certain·es pourraient s’étonner de la présence d’appareils électriques dans la maison. Petite consolation : l’électricité est issue d’un approvisionnement 100 % renouvelable, fournie par Enercoop. Eotopia compte s’améliorer progressivement. Prochaine étape : se passer de frigo. Les dépenses quotidiennes concernent surtout les produits transformés. Certaines personnes de l’équipe travaillent ponctuellement pour avoir ces revenus : Benjamin traduit et rédige des textes, Lucie rentre à Paris l’hiver pour travailler et elle vit le reste du temps sur cet argent. Le chemin est encore loin jusqu’au stade d’un quotidien sans argent.

Une volonté de partage, pour propager l’utopie

C’est une grande tablée qui déguste un pesto fabriqué avec l’ail des ours ramassé sur le terrain. Après quelques mois d’hibernation, la vie reprend de plus belle au printemps. Les sept résident·es permanent·es, celles et ceux qui possèdent une part du lieu, voient revenir les visites. On se présente en anglais, car les origines ici sont multiples. Des personnes sont venues d’Allemagne à vélo, d’autres parcourent la France en stop pour faire du wwoofing (2), deux parisiennes en quête de sens sont venues s’essayer à la vie dans un écolieu.
La plupart du temps, les visiteu·ses restent une semaine, durant laquelle ils et elles participent à différents ateliers. Initiation à la permaculture, cueillette dans les bois, chantiers de construction… C’est ce que l’on appelle un échange de bons procédés : les « wwoofeurs » apportent un coup de main aux différentes tâches de l’éco-lieu, et repartent avec de nouvelles connaissances.
Mais le choix d’accueillir des visiteu·ses relève surtout d’une volonté d’ouverture sur le monde. Car Eotopia n’est pas une poignée d’individus vivant égoïstement leur expérience. L’objectif est réellement d’initier une réflexion pour construire une société nouvelle. « Pour ce faire, nous avons besoin d’expérimenter collectivement », précise l’équipe. La rencontre de nombreuses personnes permet de débattre sur leurs idées, de répandre leurs valeurs et de prouver qu’une vie plus sobre est possible - et agréable. Les « éotopienn·es » espèrent bien propager l’utopie. « On aimerait vraiment qu’il y ait d’autres choses, faire d’autres lieux plus grands, plus loin… Voire, nous, laisser ici à d’autres personnes et aller en créer ailleurs » confie Benjamin.

(1) Foyer à bois réalisé avec du tube acier épais, noyé dans un isolant (cendre ou vermiculite). Ce four permet d’obtenir des températures élevées et une excellente combustion, l’isolant empêchant toute déperdition de chaleur. La combustion est quasi complète, il n’y a donc pas ou très peu de fumée. Il permet de cuisiner et de faire chauffer de l’eau avec très peu de bois.

(2) WWOOF (de l’anglais « World-Wide Opportunities on Organic Farms ») est un réseau mondial de fermes biologiques. Des hôtes se proposent d’accueillir des WWOOFers pour partager leurs connaissances, leur savoir-faire, leur quotidien et leurs activités contre le gîte et le couvert.

Eotopia est situé en Saône-et-Loire, à environ 35 km de Moulins (Allier), 24 km de Decize (Nièvre) et 14 km de Bourbon-Lancy (Saône-et-Loire).
■■ Plus d’informations sur leur site internet : www.eotopia.org

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