Jean-François Draperi est Directeur du centre d’économie sociale du Cnam (Cestes) et rédacteur en chef de la Revue internationale de l’économie sociale (Recma)
Dès 1835, Michel Derrion fondait sur la colline de la Croix-Rousse, à Lyon, la première coopérative de consommation française, le « commerce véridique et social ». Si l’histoire coopérative internationale a gardé en mémoire la coopérative de Rochdale (en Angleterre) (1) plutôt que celle de Lyon, c’est parce qu’elle a résisté au temps et donné naissance à un mouvement de grande ampleur. Le Commerce véridique de Michel Derrion avait adopté des principes très proches de ceux que définiront les pionniers de Rochdale. Repris, discutés, amendés, révisés dans le cadre de l’Alliance coopérative internationale (ACI) dès sa fondation en 1895, les principes coopératifs sont aujourd’hui au nombre de sept.
On peut en donner une traduction rapide dans les termes qui suivent : engagement volontaire, égalité des voix, participation économique, autonomie de gestion, éducation, intercoopération et développement durable. L’ACI est aujourd’hui la confédération mondiale des mouvements coopératifs nationaux, qui réunissent à eux tous près d’un milliard de membres à travers environ 200 000 coopératives.
Essor puis faillite des coopératives de consommation
Les coopératives de consommation ont longtemps constitué la principale branche du mouvement coopératif mondial. A leur apogée, à la fin des années 1970, elles disposent en France de 6 870 points de vente dont 5 300 petits magasins, 299 supermarchés et 30 hypermarchés sous enseigne Coop, et réalisent un chiffre d’affaires de 13 milliards de francs (2 milliards d’euros). Les sociétaires clients sont environ deux millions. Les magasins coopératifs salarient environ 45 000 personnes et sont organisés en un mouvement puissant (2). La SGCC possède 14 usines produisant environ 300 articles, vendus sous la marque Coop : du riz à Arles, des conserves de légumes à Roye (Somme), des confitures et du coulis de tomate (Marmande, Lotet-Garonne), etc. (3).
Beaucoup de ces coopératives connaissent une faillite dramatique en 1985. On attribue leurs difficultés économiques à leur incapacité à réagir de façon unitaire et efficace à l’essor des hypermarchés. On peut certes se demander si les « coop » n’avaient pas déjà perdu dans les années soixante-dix l’esprit pionnier et alternatif initial, dans lequel se reconnaissent aujourd’hui les initiatives alternatives alimentaires. Peut-être, mais il faut également se dire qu’aucune des questions que se posent les initiatives contemporaines n’a été ignorée par leurs prédécesseurs, même si les réponses ne sont plus les mêmes. Je propose d’aborder très rapidement quelques-unes de ces questions.
Financer la coopérative
Le financement d’une coopérative de consommateurs s’appuie en premier lieu sur les apports de ses membres. En réalité, ces apports n’ont pas besoin d’être importants. En effet, à la différence de l’engagement dans une coopérative de travail, s’engager collectivement dans la consommation nécessite peu d’investissements. Au contraire, la coopérative de consommation génère des excédents, puisqu’on paye moins cher des produits achetés en plus grande quantité. Ainsi les populations les plus pauvres — y compris au 19e siècle industriel — sont-elles capables de financer de telles coopératives. Les coopératives de consommation ont souvent été le préalable à toute autre forme de coopérative, précisément afin de constituer une épargne collective permettant de fonder une caisse d’épargne, qui fournit elle-même les crédits nécessaires pour bâtir un logement ou un atelier de production. Ce fut d’ailleurs le cas à Rochdale.
Ainsi, les coopératives s’appuient sur l’épargne de leurs membres plutôt que sur des aides publiques ou privées ou du crédit acquis auprès d’une société de capitaux. Le cas de La Louve est, sous cet angle, totalement atypique, puisqu’il a exigé un financement externe considérable (1,5 millions d’euros) et un appel aux membres non moins considérable. Le principe consistant à relier le crédit à l’épargne renvoie au souci constant qu’ont les coopératives de garantir une autonomie de gestion, seule garante de leur indépendance politique comme économique. Le crédit octroyé par un tiers, même micro et solidaire, reste une dette. L’alternative coopérative au microcrédit réside dans la constitution, par les coopérateurs et les coopératrices, d’une caisse d’épargne et de crédit telle que le Crédit coopératif en France ou Kafo Jiginee au Mali, qui appartiennent à leurs membres et non à des actionnaires.
Accessibles à tout le monde
La part sociale à acquérir y est faible, de façon à permettre à toutes et tous de devenir coopérat·rices : elle est de 7 euros à Coop Atlantique (4), de 6 euros à Germinal, coopérative de produits bio et équitables fondée à Auxerre en 1977, de 16 euros aux Nouveaux Robinson à Montreuil, fondés en 1993, qui disposent de 19 magasins pour une surface de vente de 5000 m2. Mais elle atteint 100 euros à La Louve (5) Précisons ici que La Louve est, contrairement à toutes les autres, une coopérative fermée, c’est-à-dire réservée à ses membres. Sous cet angle, ce modèle semble relativement élitiste et potentiellement « communautariste » à côté des coopératives plus « classiques ». Le site internet lui-même traduit le risque d’entre-soi : en dépit d’une grande capacité de communication — on parle bien plus de La Louve que des autres coopératives — l’essentiel de l’information est inaccessible aux non-membres. Une enquête permettrait sans doute de vérifier que des clients de milieux populaires sont plus présents dans les magasins de Coop Atlantique de Montreuil (Nouveaux Robinson) ou d’Auxerre (Germinal) que dans le supermarché de La Louve.
Salariat, syndicat, bénévolat ?
Une autre leçon des coopératives de consommation porte sur le rapport entre les consommat·rices et les salarié·es. Les coopératives de consommation réalisaient leur projet de remplacer le capitalisme en organisant un partenariat avec les syndicats de salarié·es. Ceux-ci avaient en effet une place très importante, puisqu’ils étaient chargés d’organiser l’embauche et étaient étroitement associés au management et à l’organisation du travail. Ce « partenariat social », qui n’est pas sans rappeler les relations entre syndicat et patronat en Allemagne, a éclaté lorsque les coopératives sont entrées en crise. Sans doute l’une des raisons de ce retournement réside-t-elle dans le fait que les coopératives de consommation entendaient asseoir leur hégémonie sur l’ensemble de la production. Ce temps n’est plus (nous y reviendrons plus bas), mais la question de l’emploi et de la qualité du travail se pose avec plus d’acuité encore aujourd’hui… et les coopératives de consommation ne peuvent pas éviter d’y faire face.
Sur ce plan encore, le principe du bénévolat en lieu et place du travail salarié, à La Louve et dans les supermarchés coopératifs qui se développent dans plusieurs villes de France, questionne : historiquement, les bénévoles associatifs (mutualistes ou coopératifs) interviennent en complément des professionnels, et non en substitution. lls et elles ne réduisent donc ni l’emploi ni la reconnaissance des acquis professionnels (6). Les Nouveaux Robinson vont plus loin en embauchant des catégories de personnes en plus grande difficulté d’emploi, d’anciens détenus par exemple.
Alors bien sûr, on peut rêver d’une société qui abolirait le salariat comme les premiers associationnistes mais, dans le cas présent, l’organisation des supermarchés coopératifs du type de Park Slop Food Coop (New York), comme La Louve, est rendue possible parce que les bénévoles sont par ailleurs des salariés, et en général, des salariés privilégiés. Ce modèle ne peut être conçu comme une alternative que parce qu’il ne prend pas en considération le coût du travail des bénévoles, précisément, un coût que la société paie à travers la possibilité que ceux-ci ont de donner gratuitement des heures de travail. Ces supermarchés affirment qu’ils créent de l’emploi en achetant à des product·rices, mais tout commerce, y compris le plus injuste, peut dire de même.
Les relations avec les producteurs et les productrices
Il faut donc étudier également les relations entre la coopérative et les product·rices. Les coopératives de consommation se sont développées en concevant une alternative économique au capitalisme. Avec les excédents réalisés dans la vente, elles ambitionnaient de remplacer la production dans les sociétés de capitaux et d’acheter les terres pour la production alimentaire. Toute l’économie devait passer sous le pouvoir des consommat·rices associé·es, représentant l’intérêt général.
Les coopératives de production, les coopératives agricoles, les coopératives artisanales et les coopératives de consommation n’ont jamais su se coordonner pour développer une intercoopération à grande échelle. Pas plus qu’elles n’ont été capables de s’allier avec une économie de proximité, celle des très petites entreprises. C’est l’un des enjeux majeurs aujourd’hui : comme le disait Georges Fauquet (7) dès 1935, le secteur coopératif prolonge l’économie de proximité plus qu’il ne la concurrence. Seule l’économie portée par les grands groupes multinationaux le menace… de même qu’elle menace les petites entreprises. Là encore, la juste rémunération des producteurs et des productrices est une condition essentielle de l’essor de la consommation de qualité.
Quelle évolution pour les coopératives de consommation ?
Face à cette nécessité, plusieurs voies s’ouvrent :
— Soit les consommat·rices s’allient aux product·rices dans le cadre d’un échange équitable, à la manière des Amap. Même si les Amap ne sont pas, statutairement parlant, des coopératives, elles représentent le grand mouvement contemporain de coopération de consommation. On peut faire l’hypothèse que nombres d’entre elles évolueront vers une forme coopérative à l’exemple de Dyonicoop (Saint-Denis), qui est une forme de coopérative de fait. Mais les Amap peuvent aussi devenir des coopératives agricoles, des sociétés d’intérêt collectif agricole ou des Sociétés coopératives d’intérêt collectif (SCIC).
— Soit les consommat·rices gardent le pouvoir d’administration et de gestion mais utilisent leurs excédents pour soutenir une économie locale dont ils et elles sont partenaires : c’est ce qui se passe par exemple chez Germinal, dans l’Yonne.
Et ces soutiens fondent une précieuse intercoopération qui permet de raisonner non seulement au niveau de la coopérative, mais au niveau du développement d’un territoire, d’un lieu de vie. La question n’est donc pas seulement d’avoir le meilleur produit au meilleur prix : laissons cela à Leclerc. Elle est aussi de rémunérer correctement des product·rices et des salarié·es pour leur travail. C’est l’une des leçons des coopératives de consommation historiques, qui avaient donné leur propre réponse à travers la notion de « juste prix ». Ce qu’avaient compris des coopératives de consommateurs parisiennes avant 1900, telle l’Égalitaire (7100 membres en 1901) qui pratiquait le commerce équitable, soutenait également les ouvriers en lutte en Espagne ou la Verrerie ouvrière d’Albi, et qui faisait bénéficier ses salarié·es d’une caisse de retraite et d’une mutuelle de décès.
Pour mieux servir l’intérêt des consommat·rices, il est nécessaire de porter son regard au-delà de la coopérative et de s’élever au niveau d’une alternative sociale et économique qui considère d’une part que chacun·e est à la fois product·rice et consommatrice et d’autre part qu’un milieu de vie, un territoire, est riche de la quantité et de la qualité des échanges qui s’y déroulent.
(1) Équitables pionniers est une société coopérative fondée en 1844 par vingt-huit tisserands de Rochdale, souvent considérée comme fondatrice du mouvement
coopératif.
(2) La Fédération nationale des coopératives de consommateurs (FNCC) fait paraître tous les quinze jours Le coopérateur de France, journal tiré à plus d’un million d’exemplaires. Les grandes coopératives régionales adhèrent à la Société générale des coopératives de consommateurs (SGCC), troisième centrale d’achat de France.
(3) Les coopératives ont également fondé une banque de dépôt (la BCC) qui dispose d’une société de financement. Elles ont créé une compagnie d’assurances (La Sauvegarde), une dizaine de colonies de vacances, un comité national des loisirs. Un laboratoire coopératif pour l’information, la protection et la représentation des consommateurs, fondé dès 1955, effectue un travail de recherche sur la qualité des produits et d’information des coopérateurs, et publie un bulletin bimensuel. Les coopératives ont également accompagné la fondation de l’Office central de la coopération à l’école (OCCE), des Presses universitaires de France (Puf), de la Revue des études coopératives (actuelle Revue internationale de l’économie sociale, ou Recma).
(4) Coop Atlantique est la plus grande coopérative française de consommation. Créée en 1912 à Saintes, elle réunit 220 magasins (dont sept hypermarchés), 200 000 membres et 3 800 salarié·es.
(5) Plus précisément, chaque part coûte 10 euros mais il faut en prendre dix.
La Louve est située à Paris, sur 1450 m2 de surface de vente. Elle compte 6000 membres, et est la transposition à Paris du Park Slope Food Coop de New York.
(6) De plus, les bénévoles ne peuvent être légalement sous leur autorité car ils et elles s’exposeraient à des poursuites pour travail non déclaré.
(7) Militant et théoricien du mouvement coopératif, auteur de Le Secteur coopératif.
Pour aller plus loin, du même auteur :
■■ La République coopérative,
Larcier, 2012, distribué par les éditions Repas (repas.org).
■■ Coopérer pour consommer autrement,
Presses de l’économie sociale, 2017 (distribution : repas.org).
■■ Histoires d’économie sociale et solidaire, Les Petits Matins, 2017