Les dates n’ont pas été choisies au hasard : le départ de New Delhi le 2 octobre 2019 correspond au 150e anniversaire de la naissance de Gandhi, journée mondiale de la non-violence. L’arrivée le 21 septembre 2020 correspond à la journée mondiale de la paix.
Une initiative indienne d’ampleur mondiale
L’initiative a été lancée par Ekta Parishad, organisation indienne d’inspiration gandhienne qui coordonne depuis longtemps en Inde des Padyatra, marches non-violentes réunissant de nombreu·ses paysan·nes, sans-terres, pauvres et indigènes. Mené par son fondateur Rajagopal, travailleur social, le mouvement s’est illustré par une grande marche de 25 000 personnes en 2007 puis une autre de plus grande ampleur encore en 2012.
À la clé, des négociations avec les gouvernements fédéraux et avec le gouvernement central indien et l’obtention de nouveaux droits fonciers pour les plus pauvres. On estime à plus d’un million le nombre de foyers ayant pu accéder à des terres depuis 2008 suite à ces actions. Des éléments de réforme agraire ont par ailleurs été acquis.
Mais bien souvent, lorsque Rajagopal et les membres d’Ekta Parishad négocient avec les dirigeants politiques indiens, ces derniers affirment leur impuissance face aux décrets des institutions internationales, qui les obligeraient à agir contre leur volonté. Si les organismes internationaux dominent les États, l’idée est donc de s’adresser directement à eux. C’est ainsi qu’a germé le projet d’une marche reliant New Delhi à Genève. La ville abrite le siège de l’ONU et s’affiche volontiers « capitale de la paix ».
Contraindre les pays signataires à respecter leur engagement
L’objectif de la marche est de faire pression sur l’ONU pour qu’elle applique les principes des Objectifs de développement durable des Nations Unies pour 2030, agenda adopté en 2015 par 193 États (1). Et en particulier 4 de ces principes relatifs à l’ élimination de la pauvreté et de l’exclusion, au souci écologique et à la construction de la paix par d’autres moyens de résoudre les conflits (2). Ekta Parishad reste fondamentalement critique face à l’idéologie du développement, mais estime que l’engagement pris par les États signataires en 2015 d’atteindre ces objectifs constitue un levier sur lequel il est possible d’appuyer pour les faire agir. « Il s’agit d’une mobilisation de la société civile pour pousser à accomplir les objectifs du développement durable », explique Birendra Kumar, travailleur social et fondateur d’une organisation gandhienne associée à Ekta Parishad. « Il s’agit de dire à tous les pays traversés : ‘Vous devez appliquer ce que vous avez signé’ ».
Le problème est que ces objectifs du développement durable n’ont pas été médiatisés ni portés par la société civile et restent donc aujourd’hui largement ignorés. Un autre objectif de la marche est donc de les faire connaître au sein des différentes sociétés traversées.
Enfin, la marche semble être aussi un but en soi. « La marche est une action en soi. C’est un outil très puissant. Elle a un pouvoir non-violent de transformation », estime Yann Forget, son organisateur, de passage à Lyon. Le processus mis en œuvre, la transformation vécue au quotidien par les acteurs et les actrices de cette action, sont importants. Aller rencontrer les gens tout au long de la marche, recueillir leurs avis directement, se nourrir des exemples locaux afin de trouver des solutions par le bas pour transformer le monde. Tout au long de la marche dans les divers pays traversés, le but est aussi d’organiser de mini forums sociaux ainsi que des formations à la non-violence.
Suivre la route des migrant·es
Le départ de la marche Jai Jagat (« La victoire du monde ») (3) à New-Delhi sera l’occasion d’un grand rassemblement avec ses parrains et marraines (4). Plus de 500 personnes marcheront jusqu’à la frontière avec le Pakistan. Le Padyatra devrait ensuite se poursuivre, si c’est possible, au Pakistan puis en Iran, en Arménie, en Géorgie, en Turquie, en Grèce, en Macédoine, en Serbie, au Kosovo, en Croatie, en Slovénie et en Italie avant d’arriver en Suisse. La marche suivra ainsi en partie la route des migran·tes. Pour ne pas oublier que l’un de ses buts affichés est d’entraîner une autre politique européenne vis-à-vis des migrant·es (5).
Dans les pays où les marcheu·ses ne pourront pas pénétrer faute de visas (Iran ?) ou pour des raisons de sécurité (Pakistan), ils et elles espèrent pouvoir être relayé·es par des personnes locales qui réaliseront l’étape à l’intérieur de leur pays. Le périple en son entier sera mené par un groupe fixe de trente à cinquante personnes, rejointes par de nombreuses autres lors de chaque étape.
À l’arrivée à Genève, une quinzaine de jours de mobilisation est prévue en lien avec les autres marches qui convergeront vers la ville, du 23 septembre au 2 octobre 2020. Symboliquement, un grand repas solidaire sera organisé le 28 septembre, « The meal ». L’équipe d’Ekta Parishad s’est rendue à Genève fin 2017 pour rencontrer des associations ainsi que des acteurs publics (mairie, canton) qui se sont montrés intéressés, à l’instar du maire de Genève qui souhaite mettre des infrastructures à disposition pour l’événement.
Les marches ailleurs dans le monde
Parallèlement à cette grande traversée qui reliera l’Inde à la Suisse, des marches seront organisées sur tous les continents dans le même esprit. Il y en a déjà de prévues au Népal, au Sénégal, au Mexique, en Colombie, en Thaïlande, au Nigeria, au Brésil, aux Philippines, aux États-Unis, en Afrique du Sud, au Nicaragua et au Kenya.
En Europe, plusieurs marches devraient converger au même moment sur Genève pour amplifier la mobilisation. L’une d’elles devrait partir de Gibraltar en Espagne pour suivre également la route des migrant·es. Une autre devrait partir de Suède et passer par l’Allemagne. Les Belges souhaitent également marcher au mois de juillet 2020. En France, les mobilisations sont en cours d’organisation. Plusieurs marches pourraient partir de différents points de l’hexagone, notamment Lyon. La dynamique est ouverte aux mouvements et aux personnes intéressées. (6).
(1) Voir le détail par exemple sur le site du PNUD, Programme des Nations-Unies pour le développement, www.undp.org
(2) Parmi les 17 objectifs on note également des mesures liées à la lutte contre les inégalités, à la « faim zéro », à la lutte contre le changement climatique et à l’égalité entre les sexes.
(3) Expression proche du Sarvodaya, « le bien-être de tou•tes » cher à Gandhi.
(4) Parmi ceux-ci et celles-ci, Vandana Shiva, Chico Whitaker ou encore Olivier De Sutter.
(5) Avec comme objectif : « zéro morts » aux frontières de l’espace Schengen.
(6) La marche est soutenue par Ekta Europe et en France par SOL, et compte déjà parmi ses partenaires Peuples solidaires, La coordination française pour une éducation à la paix et à la non-violence, l’Arche de Lanza del vasto, le MAN, Pax Christi, les Désobéissants, le Centre de recherche et d’information pour le développement.
Birendra Kumar vit dans l’État du Jharkhand, en Inde. Travailleur social depuis 22 ans, il s’est également formé au droit et est devenu avocat. Il a fondé en 1999 l’organisation Naya Sawera Vikas Kendra (NSVK), « Terre, forêt, eau et moyens de subsistance ».
L’organisation, d’inspiration gandhienne, est notamment engagée dans les luttes non-violentes contre les mines qui ravagent son État, explique-t-il lors de son passage à Lyon en juin 2018. « 35% du charbon indien vient du Jharkhand. Nous avons des mines de charbon, d’uranium, de bauxite, etc. Les entreprises qui les exploitent accaparent les terres sans dédommagement ; 6 millions de personnes ont été déjà déplacées de force dans notre État, se retrouvant sans ressources et sans logis. Les mines se trouvent souvent sur les terres des peuples tribaux, qui sont considérés en Inde comme des moins que rien. Ce sont eux surtout qui souffrent de la situation. Ils vivent dans et par la forêt, qui est détruite par les mines. Leur population décroît. La mortalité infantile des moins de 5 ans est de 95% dans la ceinture tribale du Jharkhand. Nous nous opposons à cela mais il y a une répression terrible, on tire à balle réelle sur les manifestations. Les communautés villageoises sont prises entre deux feux, entre le gouvernement et les Naxalites, guérillas maoïstes armées. On nous accuse d’en faire partie ».
Une loi a été votée au niveau fédéral pour la protection de la forêt en 2016, censée garantir le droit pour chaque personne et chaque communauté de vivre dans son lieu d’habitation traditionnel. Mais son application est mise à mal par les projets miniers, qui détruisent les forêts où vivent les populations tribales.
NSVK est associée à Ekta Parishad et à ses grandes mobilisations. Elle est donc partie prenante de la grande marche mondiale Jai Jagat en 2020. Elle est également active localement sur le terrain de l’éducation des jeunes Birhor, un peuple tribal local qui se nomme « peuple de la forêt », avec l’ouverture d’une école dans le respect de leur langue et de leur culture. Pour inventer des alternatives au modèle extractiviste, NSVK développe également la réflexion sur une économie non-violente.
■■ Ekta Europe, www.ektaeurope.org
■■ SOL, Alternatives agroécologiques et solidaires,
20 rue de Rochechouart, 75 009 Paris, tél. : 01 48 78 33 26,
www.sol-asso.fr
■■ www.jaijagat2020.org