20 juin 2013. Notre-Dame-des-Landes. Voilà déjà deux mois que nous avons quitté Amiens pour entreprendre un Tour de France des alternatives à vélo [2]. Tout semble paisible. Et pourtant, ici, six mois plus tôt, a eu lieu l’opération d’évacuation César. La route départementale en porte encore les traces : chicanes, barricades-totems et panneaux revendicatifs "contre l’aéroport et son monde".
17 janvier 2018. Paris. Le Premier ministre annonce l’abandon du projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes. Si la lutte a eu raison de l’aéroport, "le monde" qui allait avec est, lui, toujours debout. Et ce, malgré la multiplication de projets alternatifs, à la ZAD comme ailleurs, qui se présentent comme autant de solutions "concrètes" aux crises économiques, sociales et écologiques actuelles (des Villes en Transition aux épiceries coopératives, en passant par les fablabs, les habitats groupés ou le mouvement des Colibris).
Toutes ces initiatives sont-elles alors condamnées à n’être que des îlots ? La transformation sociale est-elle leur horizon commun ?
Alternatives... à quoi ?
Au retour de notre voyage, tout en continuant à raconter notre "Pas de Côté" lors d’expositions, nous avons aidé des copains et des copines à créer un lieu associatif se réclamant d’une autre manière de travailler : La Machinerie à Amiens. En participant à la création de La Machinerie, je me suis heurtée à des positions qui m’ont semblé inconciliables. Parce que je pensais partager les mêmes valeurs que les autres membres du collectif, j’ai voulu comprendre ces désaccords. Parallèlement, j’ai commencé à échanger avec des sociologues qui s’intéressaient au phénomène Alternatiba [3]. "Alternative…à quoi ?" a été leur première question. "Au système capitaliste" avions-nous écrit dans notre projet Un Tcho Pas de Côté. Mais pour les autres initiatives visitées, la réponse n’était pas toujours explicite ou unanime : ce qualificatif regroupait des manières d’agir et de s’organiser très hétéroclites dont les contours étaient rarement précisés.
"Si tu ne penses pas les choses, tu ne lutteras pas contre le système" nous avait dit une militante du Mouvement des Objecteurs de Croissance (MOC) en 2013. "Car non seulement il est très fort mais il demeure aussi parce qu’il y a des petites alternatives qui opèrent comme une soupape". Servir de "soupapes" au système pour en éviter l’explosion, ce n’était pas trop notre intention. Au sein d’UtoPic’ nous pensions plutôt que ces terrains d’expérimentation devaient servir de lieux de politisation par "le faire" comme par "le dire".
Une seconde série de questions s’est donc posée : pour qui cette catégorie d’ "alternative" faisait-elle consensus ? Quels étaient les débats qui animaient ce milieu ? Pour y répondre, des chercheurs ont regardé l’espace des alternatives comme un espace particulier de la société, un monde à part dans le monde social. Ce faisant, ils ont déconstruit cet "éveil spontané des consciences" [4] auquel je croyais. Pour elles et eux, s’engager dans l’alternative était plus le résultat de processus sociaux et politiques et des trajectoires sociales des individus, que le fruit d’une "révolution silencieuse" [5].
S’impliquer dans les alternatives, un engagement de classes moyennes ?
La recherche a confirmé que le monde de l’alternative était dominé par la classe moyenne [6], comme nous l’avions ressenti durant le voyage. Néanmoins, parce qu’il était aussi hétérogène que l’était ce groupe social, dire cela ne suffisait pas à le comprendre. J’ai joint mes observations "militantes" à l’analyse des deux sociologues et, ensemble, nous avons esquissé une "carte des alternatives" et tenté d’en tracer les frontières sociales [7].
Au nord de notre carte, nous avons placé les structures et individus pour qui l’alternative est une question politique qu’ils relient à la dénonciation du capitalisme. Leur engagement dans des initiatives concrètes, comme les monnaies locales ou les bars associatifs, s’articule à leur implication dans le mouvement social. Dans ce pôle "militant" [8], on a rencontré tant des enseignant·es et cadres du public adhérant à ATTAC, que des "entrepreneu·ses militant ·es". Si les premièr·es sont plutôt issu·es de la fraction culturelle de la classe moyenne, qu’ils et elles croient en l’État et sont plus souvent membres de partis politiques ou de syndicats ; les seconds assument de recourir au marché tout en se démarquant des pratiques de l’économie conventionnelle (en créant un compagnonnage alternatif comme à REPAS ou un système de certification autonome comme à Nature et Progrès). Au risque, parfois, que le projet politique entre en tension avec l’impératif gestionnaire, comme dans cette épicerie coopérative bretonne : "On a une image de gauchistes, pro-ZAD, et ça, ça dessert la coopérative…".
Au sud, se trouvent des personnes plus à l’aise avec le terme "citoyen" que "militant". Et des initiatives qui présentent des "solutions" concrètes à la crise écologique plutôt que d’en pointer les causes. Ici on aspire à "changer le monde en se changeant soi-même".
Cohabitent dans ce pôle méridional, des associations comme le Collectif des Associations Citoyennes (CAC) qui en appellent à l’État pour garantir le "bien commun" et des grosses entreprises comme le Groupe SOS [9] ou Max Havelaar qui veulent jouer à armes égales avec l’économie capitaliste. Ces entrepreneu·ses constituent plutôt la fraction "économique" de la classe moyenne qui croit dans les vertus du marché. À l’instar de ce gérant d’une coopérative de produits biologiques rencontré en 2013. D’environ 35 ans et à la tête "de sa quatrième boîte", il nous avait ainsi déclaré : "l’enjeu c’est de […] s’opposer à Carrefour qui fait 77 % du chiffre d’affaires en bio, [car] avoir un gros volume d’activité permet de vendre moins cher et de mieux rémunérer les producteurs".
Cette géographie sociale de l’alternative délimite différents territoires occupés chacun par des fractions distinctes de la classe moyenne. Entre la fraction culturelle qui défend l’intérêt général et la fraction économique proche du marché, la coopération semble improbable. Pourtant, les un·es et les autres cohabitent dans des lieux comme Alternatiba ou dans certaines initiatives qui nous ont accueillies en 2013. Cette rencontre est facilitée par la médiation d’une troisième fraction de classe constituée de jeunes salarié·es associatifs et d’entrepreneu·ses. Elles et eux croient en une "société civile" définie par opposition à l’État et intégrant associations et entreprises. Acquis à l’idée que "service public" et "initiative privée" peuvent être complémentaires [10], qu’il est possible de trouver des débouchés professionnels au sein de l’Économie Sociale et Solidaire.
L’espace des alternatives est donc un espace hétérogène où des positions, motivations et intérêts très divers se rencontrent. Ce n’est qu’au prix d’un affaiblissement du débat démocratique sur ce que doit être l’alternative, que ces différentes positions coexistent : en évitant de nommer ce contre quoi nous sommes, en "faisant" plutôt qu’en "discutant". Pour ne pas cliver et rester "ouvert·es" à tou·tes.
Dans cet espace social, quelle place pour une écologie critique du capitalisme ?
Les promot·rices de l’alternative n’ont donc pas tou·tes envie de "changer le monde". Ou, tout du moins cette expression masque-t-elle des prises de position plus ou moins en rupture avec le monde capitaliste. Ce détour réflexif m’a donné les clés pour décider des alliances à nouer ou des limites à poser à mes engagements. Il m’a
aussi aidé à mieux saisir l’origine des désaccords qui traversent les initiatives où je me suis impliquée. Enfin, c’est un support utile pour animer des débats sur la délimitation de l’alternative et sur les stratégies à entreprendre pour la diffuser. Une manière, finalement, de (re)politiser l’espace des alternatives.
Pour rompre avec l’ordre établi, il faudra tenir ensemble : l’alternative concrète (le "faire"), le sens conféré à l’action (le "dire", la critique du capitalisme) et la conscience de la position sociale que nous occupons. Car notre difficulté à attirer les classes populaires s’explique aussi par notre incapacité à penser les individus comme relevant de groupes sociaux distincts. De manière non intentionnelle, dans de nombreuses alternatives, nous développons une vision de l’écologie conçue comme une affaire de changement culturel, de "morale et de conscience" c’est-à-dire "en des termes conformes à l’ethos des classes moyennes et supérieures" [11]. Or cette écologie-là est souvent vue, par les classes populaires, comme des manières de faire qui leur sont étrangères voire comme une forme de distinction sociale. Ces dernières auraient plus intérêt à ce qu’émerge une écologie critique du capitalisme, questionnant les structures de production et de consommation et pointant l’inégale contribution des individus aux pollutions [12].
Basée à Amiens, l’association UtoPic’ a réalisé en 2013 un tour de France à vélo des alternatives. Depuis 2016, UtoPic’ a intègré également un groupe de recherche qui analyse les alternatives (avec Nicolas Brusadelli et Yannick Martell, doctorants en sociologie au sein du CURAPP-ESS). L’association se définit comme un observatoire
des initiatives qui expérimentent une transition vers un autre modèle de société ; prouvant qu’il est possible de "faire autrement".
Contact :
Utopic’ 2 rue Francois Mauriac 80480 Salouël
utopic142@gmail.com Tél. : 06 47 58 21 02