En 2008, le roi saoudien Abdallah invite les riches familles du royaume à se lancer dans une politique d’acquisition de terres et de fermes tous azimuts dans le monde. Son objectif : rechercher hors des frontières les ressources nécessaires pour sécuriser l’approvisionnement de son pays en denrées agricoles. En effet, la forte augmentation démographique du royaume et les effets négatifs du réchauffement climatique compromettent de grands projets d’irrigation. L’initiative royale est relayée par les grands groupes saoudiens comme Saudi Star ou Bin Laden Group et des milliards de dollars sont dépensés dans l’acquisition de ranchs californiens, de terres arables en Afrique ou dans le Pacifique. L’Arabie Saoudite apparaît aujourd’hui dans le peloton de tête des pays d’origine des acteurs publics et privés confondus qui accaparent des terres.
Pas seulement la Chine
Les pays engagés dans l’acquisition de terres sont de plus en plus nombreux. La Chine est loin d’être la plus active contrairement aux idées reçues. L’empire du milieu privilégie l’autonomie alimentaire aux aléas du commerce international même si son équation alimentaire est difficile à résoudre avec 8 % des terres arables pour 20 % de la population mondiale. Dans un classement de 2013, elle n’apparaît qu’à la seizième place en termes d’acquisitions foncières. [1]
Des entreprises japonaises achètent des terres au Brésil pour sécuriser l’approvisionnement du pays en soja. Les groupes indiens Siva et Karuturi sont fortement implantés en Afrique de l’Est (Éthiopie, Kenya, Tanzanie). La Corée du Sud accapare des terres représentant 400 000 hectares au Cambodge, aux Philippines, en Indonésie, ou en Russie. Les exemples sont foison.
Ces États et multinationales s’octroient donc des terres sous le prétexte de leur « sécurité alimentaire », ou pour la production d’agro-carburants. L’expansion de cette dernière menacerait 60 millions de personnes d’expropriation selon l’ONU, dont 5 millions rien qu’en Indonésie. Tout cela au détriment de l’agriculture vivrière locale et le plus souvent dans des pays ayant déjà de grandes difficultés à nourrir leur population. En 2017, les Nations-Unies dénombraient 20 millions de personnes touchées par la famine en Afrique de l’Est. Depuis 10 ans, les terres sont soumises à une concurrence mondiale croissante, dans un climat de tension où pauvreté économique, guerres, sécheresse, dérèglement climatique et croissance de la population s’entremêlent.
La finance apeurée après la crise
En 2008, en pleine crise financière, des expert·es identifient un mouvement massif de transactions foncières au profit d’acteurs occidentaux et asiatiques. Des États, des fonds souverains, de grands groupes industriels, des sociétés financières ou encore des fonds de pension sont impliqués dans ces achats. La banque islamique a été particulièrement active sur le marché des achats de terres à l’international avant de connaître d’importants déboires et d’abandonner ses positions. Les États cherchent à sécuriser leurs approvisionnements alimentaires alors que les prix des denrées agricoles s’envolent. [2]
Les ONG s’inquiètent du comportement d’acteurs financiers à la recherche de nouveaux placements après la crise des subprimes. Dans « l’économie casino » et l’achat de foncier pour des motifs spéculatifs, on trouve de tout : sociétés spécialisées, protagonistes plus ou moins mafieux et grands acteurs de la banque et de l’industrie s’y côtoient.
Grain est une ONG, dont le siège se situe à Barcelone. Elle soutien la lutte des paysan·nes et des mouvements sociaux afin que les communautés puissent renforcer leur contrôle sur des systèmes alimentaires fondés sur la biodiversité. En 2008, elle publie son premier rapport sur l’accaparement des terres (1). Son constat est alarmant, évaluant à 40 millions d’hectares la superficie des terres concernées et à 100 le nombre de projets d’acquisition par des gouvernements et des entreprises. Huit ans plus tard, l’ONG fait le bilan et publie un nouveau rapport (2). 491 accaparements de terres ont été recensés depuis 2008, soit 30 millions d’hectares dans 78 pays, dont une grande partie dédiée aux plantations de palmiers à huile. Un problème qui, selon Grain, « s’est poursuivi et aggravé ».
L’organisation reste cependant optimiste ! Le retentissement médiatique, en 2008, des accaparements à Madagascar, a éveillé une prise de conscience notamment chez les altermondialistes. Les luttes s’organisent malgré des répressions violentes, et parviennent à contenir le phénomène. La cession de plus d’un million d’hectares de l’île malgache au conglomérat sud-coréen Daewo a avorté. L’énorme projet de riziculture par une branche de la banque islamique dans toute l’Afrique : abandonné. Le projet Herakles Farm au Cameroun : réduit de 73 000 hectares à 19 843. Le rythme des acquisitions ralentit mais ne nous y méprenons pas, beaucoup d’entre elles seraient rebaptisées « investissements responsables », notamment dans le cadre des marchés carbone...
Grain, Girona 25, pral., 08010 Barcelone, Espagne,
tél. : +34 93 30 11 381, https://www.grain.org/fr
Des fonds de pension prennent également pied dans cette activité. L’un deux, TIAA CREF, plus gros gestionnaire de retraites des enseignant·es étasunien·nes, serait ainsi engagé à hauteur de 2,5 milliards de dollars dans l’achat de terres au Brésil, en Australie et en Europe. Il convient toutefois de noter que sur les 23 000 milliards de dollars de valorisation globale des fonds de pension, l’acquisition de terre ne représente encore qu’une part infime estimée à quelques dizaines de milliards de dollars. Si la terre intéresse ces organismes dans une optique de diversification des risques, davantage que dans une optique spéculative, les fonds n’en contribuent pas moins à la financiarisation des terres. Celle-ci se développe à travers des centaines d’instruments financiers différents dédiés au foncier qui viennent s’interposer entre les retraité·es qui placent leur pension et la destination finale de cet argent qu’ils ignorent complètement.
Un phénomène d’ampleur et opaque
L’ordre de grandeur établi par les travaux spécialisés estime qu’entre 30 et 200 millions d’hectares de terres ont été accaparées depuis les années 2000 [3]. À titre de comparaison, la totalité de la superficie de la France métropolitaine s’élève à 55 millions d’hectares. Dans certains pays, la part des surfaces détenues par des investisseurs étrangers est devenue très importante. Elle dépasse 20 % au Libéria, en Uruguay et au Paraguay, et même 60 % au Libéria ! Le phénomène n’est toutefois pas simple à documenter. Les ONG ont parfois vent de transactions foncières importantes mais la négociation avec les vendeurs peut être longue et opaque et les opérations n’aboutissent pas toujours. En outre, les acquéreurs ne se rendent pas nécessairement propriétaires des terres convoitées. Le foncier est parfois loué avec des baux emphytéotiques (de très longue durée).
La société belgo-luxembourgeoise Socfin et sa filiale camerounaise Socapalm ont encore récemment fait parler d’elles. Détenues par le groupe Bolloré à hauteur de 38,7 %, elles exploitent 50 000 hectares d’hévéas et 80 000 hectares de palmiers à huile dans différents pays africains. Le 29 mars 2018, le tribunal correctionnel de Paris à de nouveau relaxé trois journaux : Le Point, L’Obs et Mediapart et deux ONG : ReAct et Sherpa suite au procès en diffamation intenté par la société et sa filiale. Tou·tes les cinq avait fait état d’un accaparement de terres et de protestations des paysan·nes en avril 2015.
Au total, les sociétés dont le groupe Bolloré est actionnaire ont attaqué une cinquantaine de journalistes, photographes, éditeurs, avocats et ONG ces dernières années. Les rendus des procès passés ont souvent été des relaxes, alors que d’autres poursuites ont été abandonnées. Malgré les nombreuses tentatives des holdings pour faire régner le silence sur leurs pratiques, les populations parviennent à se faire entendre et à ralentir les acquisitions. Des communautés de République démocratique du Congo, de Sierra Leone, du Liberia, du Cameroun, de Côte-d’Ivoire et du Nigeria ont notamment fondé l’Alliance internationale des riverains des plantations de Socfin/Bolloré avec l’appui de l’Organisation non-gouvernementale ReAct.
ReAct, Cap Berriat, 5 rue Georges Jacquet, 38000 Grenoble, http://www.projet-react.org/fr
Les petit·es paysan·nes produisent 70 % des denrées agricoles et la défense de leurs cultures vivrières est un défi immense pour freiner le déracinement, l’exode rural et les déséquilibres démographiques. Des organisations tel que Grain ou ReAct rassemblent autour d’elles des mobilisations internationales qui parviennent à contenir le phénomène. Celles-ci peuvent cependant coûter chères. Des opposant·es, paysan·nes et journalistes sont fréquemment assassiné·es dans certains pays. Au Honduras, en 2009, l’acquisition illégale de terres par une société locale spécialisée dans la production d’agro-carburant qui a bénéficié de fonds de la Banque mondiale, a provoqué une mobilisation qui s’est soldée par la mort d’une cinquantaine de paysan·nes.
« L’empire Bolloré et la Socfin sont mis en difficulté devant le tribunal », Médiapart, le 28 janvier 2018
« Des journalistes poursuivis par une entreprises liée au groupe Bolloré relaxés », France info, le 30 mars 2018
« La course aux hectares renforce les famines », Thierry Brugvin, Le Monde, le 26 février 2018
Plateforme médiatique du Grain : farmlandgrab.org