Ces jeux turbulents qui nous turlupinent

Aujourd’hui, dans nos sociétés de plus en plus préoccupées par des programmes de prévention, des mesures de précaution et de risque zéro, la notion de prise de risque vient bousculer les pratiques ludiques des enfants ainsi que les pratiques professionnelles. En partant du postulat que la prise de risque est constitutive du jeu, par le fait qu’il est une activité incertaine, les Rencontres ludiques [1] se sont interrogées sur ce qu’éveille cette notion de risque.

Les jeux turbulents

Camille rugit et se jette toutes griffes dehors sur Cyril, qui pousse un cri mêlé de rire et arrive à sortir des pattes de son copain, tout en espérant que le lion affamé tentera de le poursuivre. Cyril se sent-il agressé ? Non, il est heureux que son ami rejoue avec lui les scènes de bataille d’animaux qu’ils ont vues ensemble. Il s’agit là simplement d’une scène de jeu turbulent. Nous qualifions souvent ainsi tous ces jeux physiques de course, de lutte, ceux où les enfants grimpent, sautent, se poussent, tourbillonnent. Tous les enfants les pratiquent dès la petite enfance mais ils reçoivent généralement un accueil mitigé de la part des adultes, quand ils ne sont pas tout simplement bannis des structures éducatives.
Pourtant, nous voyons bien que les super-héroïnes combatives, les pirates massacreurs surgissent spontanément des imaginaires enfantins dans leurs jeux de « faire-semblant ».
Et si nous inversions nos postures et accordions un peu plus de confiance et d’attention à ce que les enfants expriment et cherchent à travers ces pratiques ludiques ? Parce qu’une chose est sûre : ils jouent !

Le jeu doit procurer du plaisir

Et d’ailleurs, si nous les observons un peu plus, nous constatons qu’ils ne jouent pas avec n’importe qui : ils vont chercher leurs ami·es. Ils sont enthousiastes, leurs visages sont souriants et épanouis dans la bataille, à l’opposé des sourcils froncés exprimant le mécontentement ou la colère qui apparaissent sur les visages des bagarreu·ses. Le jeu procurant du plaisir, les enfants le font durer et y retournent avec joie. Dans la bagarre, l’enfant qui subit l’agression est effrayé : il fuit, crie ou pleure, l’un prend le dessus sur l’autre et cherche à le dominer. Lorsque les chevaliers se rencontrent, les joueurs et les joueuses changent aisément de rôles, il y a réciprocité dans l’interaction ; chaque partenaire a l’avantage sur l’autre à tour de rôle, sinon ce n’est plus du jeu… La reconnaissance de ces signes distinctifs permet généralement aux adultes de laisser plus facilement les enfants jouer, sans crainte.

La place de l’adulte

Parfois le jeu dégénère, les enfants s’excitent et le dragon est au sol avec, sur le dos, son amie qui n’a pas mesuré son geste. L’adulte est justement là pour leur faire prendre conscience d’un geste non maîtrisé, d’un élan un peu trop brusque ; ainsi, la combattante téméraire apprendra à retenir son geste. Ces jeux sont cependant difficiles à gérer : ils sont dérangeants parce que bruyants, agités, et puis ils font courir des risques. Alors pourquoi voulons-nous les soutenir ? Qu’est-ce qu’ils représentent et apportent d’essentiel aux enfants ? Des recherches récentes sur le développement de l’enfant mettent au jour des résultats intéressants sur lesquels les Rencontres ludiques se sont penchées au regard de leurs expériences quotidiennes dans leurs espaces de jeux.

Une communication sociale complexe

Plusieurs observations et recherches montrent notamment toute la communication non verbale soutenant ces jeux (les expressions du visage, les tensions du corps, etc.). Les jeux permettent aux enfants d’améliorer leur rapport aux autres et de saisir ces signes plus facilement, ce qui est vécu et ressenti à travers ces échanges. De plus, ils élaborent une communication sociale complexe, dans la mesure où ils doivent se donner des règles pour se dire que le jeu s’arrête vraiment car, parfois, la fuite elle-même fait partie du jeu. D’autre part, pour que le jeu puisse continuer à exister, il est important de savoir évaluer sa force par rapport à celle de l’autre. Le contact physique sous-entend une maîtrise de soi progressive pour se réajuster à l’autre et trouver l’équilibre.
Par leur dimension physique, ces jeux aident le développement de l’équilibre et de la coordination des mouvements. Et ainsi, paradoxalement le jeu turbulent maintient les enfants en sécurité car, en jouant, ils s’exposent à des situations potentiellement risquées. Plus ils jouent, plus ils expérimentent — sous le regard bienveillant des adultes —, plus ils devront apprendre par eux-mêmes à mesurer leurs capacités physiques et le niveau de risque qu’ils prennent. Ils sauront ce qu’ils sont capables de faire et, de fait, auront davantage confiance en eux. Ces jeux, par la liberté qu’ils permettent dans l’invention des rôles, des postures et des gestes, participent largement au développement de l’imaginaire et de la créativité des enfants.

L’importance des espaces-temps identifiés

Alors, quelles réticences avons-nous encore ? Comment favoriser ces jeux ? Le jeu turbulent peut avoir lieu n’importe où. L’important est d’en définir l’espace afin qu’il ne perturbe pas les autres activités, adultes ou enfantines. Les espaces extérieurs sont idéaux pour le jeu actif. Une observation fine permet de repérer rapidement les sources de danger : objets contondants, surfaces sur lesquelles on peut trébucher, sol dur ou souple… Ces éléments et la délimitation de l’espace peuvent être observés avec les enfants. Le cadre doit être clairement énoncé, avec des règles minimales et simples : pas de coups, mains ouvertes pour toucher l’autre, quand un enfant dit « stop », on arrête…
Il est de notre responsabilité de donner aux enfants la liberté et l ’espace dont ils ont besoin pour jouer physiquement et s’inventer des mondes. Alors, aidons-les à devenir les courageuses aventurières et les vaillants chevaliers qui animent leur imaginaire.