Silence : Dans votre livre De la contre-culture à la loi du marché, vous analysez les évolutions de la santé naturelle. Qu’entend-on par là ?
Anahita Grisoni : Dans les années 1960-1970, en lien avec les communautés contre-culturelles [1], certaines pratiques liées à la santé naturelle – alimentation bio, thérapies non conventionnelles – qui existaient déjà auparavant, ont pris un nouvel essor. Cette contestation, parfois matérialisée sous forme de communautés rurales, s’est maintenue dans le temps ou a donné lieu à des espaces similaires, tout aussi contestataires, comme les ZAD par exemple.
La principale évolution, que je décris dans le livre,
est le passage de certains éléments de cette culture collective marginale et radicale à des formes plus diffuses, que je désigne par le terme de santé naturelle. Le premier problème que cette diffusion pose, c’est l’illusion que ces pratiques sont indépendantes les unes des autres et surtout, que celles et ceux qui les mettent en oeuvre agissent de manière individuelle, en « autonomie ». Le second problème que cela pose, est qu’en l’absence d’une identité de groupe, d’une action coordonnée, les grands groupes de l’agro-alimentaire, de l’industrie pharmaceutique, de la grande distribution, mettent la main sur ces pratiques, qui deviennent des tendances qu’on ne partage qu’à travers la consommation.
Justement, vous estimez que la grande majorité des initiatives qui sont prises aujourd’hui autour de la santé naturelle « ne cherchent pas à penser le monde en dehors du marché ». Que voulez-vous dire par là ?
L’idée selon laquelle on change le monde en se changeant soi-même, alliée à un mode de vie volontairement ou involontairement classique, amoindrit les marges de manoeuvre des personnes. Il est difficile de résister à la pression des grands groupes qui développent ou rachètent des gammes de produits, des magasins, des services relevant de la santé naturelle dans le seul but d’accroître leurs bénéfices. Difficile, parce qu’ils sont plus visibles, et souvent financièrement plus compétitifs. Je pense par exemple aux chaînes de magasins Naturalia, qui n’est autre qu’une filiale de Monoprix, ou tout simplement aux gammes bios de n’importe quelle grande surface. Dans ce contexte, les plus petites surfaces font office de niches. Mais dans un cas comme dans l’autre, c’est dans l’achat de produits que l’on estime meilleurs pour la santé et ou pour l’environnement (les pratiques de buycott et de boycott) [2] par le monnayage de services allant dans ce sens, que les personnes qui ne font pas des choix de vie radicaux peuvent avoir l’impression de cultiver une alternative. De plus, la quête de l’autonomie par rapport aux institutions génère, habituellement, un désintérêt quant aux modes d’action plus classiques – manifestations, pétitions, volonté d’influer sur le système juridique ou dans les institutions – voire du politique en général.
Vous écrivez que l’aspiration au bio peut apparaître comme une forme de distinction sociale de la part des « classes moyennes en voie d’ascension sociale, cherchant à se démarquer des classes populaires et à contester la manière de voir le monde de la bourgeoisie. »
Je pense sincèrement que chaque classe sociale a un rapport particulier au milieu naturel en général, à l’alimentation saine et/ou bio en particulier. Le phénomène de la santé naturelle que je décris dans le livre concerne avant tout la classe moyenne, qu’il faut comprendre ici non pas comme un groupe standardisé, issu de la méritocratie des dites Trente Glorieuses [3], mais comme un ensemble de personnes en situation de tension entre la classe dominante, détentrice du capital et du patrimoine, et les classes populaires. Ce qui est très intéressant en termes de rapport de classe dans la santé naturelle se situe du côté du monopole de la connaissance. La culture de la santé naturelle est traversée par des débats et des controverses parfois violentes – je pense ici à celle, récente, autour des vaccins – qui opposent cette classe moyenne éduquée, à une élite intellectuelle et industrielle se revendiquant du « vrai » savoir.
Comment le mouvement de la santé naturelle se situe-t-il par rapport aux cultures non-occidentales ?
La santé naturelle a construit toute sa critique de la société occidentale moderne et sa légitimité sur le recours à des cultures non-occidentales, le plus souvent en en faisant l’éloge. Le principal danger de ce que je désigne comme une forme d’orientalisme, est de réduire la richesse et la complexité des autres cultures et de les enfermer dans une soi-disant tradition, qui les rendrait anhistoriques [4]. Or, ces sociétés sont bien entendues soumises aux mêmes aléas socioéconomiques que la nôtre. Bien des fois, le recours aux médecines dites traditionnelles est avant tout le fruit d’une contrainte financière, et résulte de l’absence d’un système de soins au niveau national.
Comment peut-on finalement articuler davantage aspiration au bien-être via la santé, l’alimentation, etc, et militantisme écologique et social ? Les dimensions personnelle et collective ?
Je pense qu’il faut, dans la mesure du possible, être sur tous les fronts, en fonction bien sûr des capacités de chacun. On peut tout à fait faire attention à la provenance de ses légumes, fermer le robinet quand on se lave les dents, s’engager contre les pesticides dans une association écolo et s’impliquer dans la vie syndicale sur son lieu de travail. Et puis, ne pas juger. Chaque mode d’action à sa raison d’être, mais face à l’ampleur de la crise écologique, économique et sociale, tous les efforts sont bienvenus !
De la contre-culture à la loi du marché. Comment le bio et la santé naturelle sont entrés dans notre quotidien, éd. Temps Présent, 2017, 142 p., 12 €
Anahita Grisoni est sociologue et urbaniste, spécialiste de l’écologie politique.
Dans son livre, Anahita Grisoni désigne sous ce terme un ensemble varié d’objets, de gestes, des techniques de soins et du corps. Cela intègre les champs de l’alimentation (culture bio, régimes alimentaires « naturels », « consom’action », végétarisme, Amaps), de l’automédication et des thérapies non conventionnelles (médecines douces ou « naturelles », thérapies complémentaires, culture médicale alternative), des techniques du corps et de la discipline de soi (mobilité douce, certains sports, tai chi, qi gong, yoga, méditation).