Commençons par une histoire vécue. Nous sommes devant l’école où Maud enseigne, à l’heure de la sortie des élèves. Une maman arrive et la prend violemment à partie : « Karim se fait taper par d’autres, vous ne faites rien, vous êtes nulle, vous êtes raciste… ». Karim est un enfant hyperactif qui embête sans arrêt ses camarades, les bouscule pendant la récré et a généralement un comportement assez violent. Chez lui, il fait ce qu’il veut, télé ou internet jusqu’à pas d’heure. Sa mère, interpellée par Maud sur la fatigue évidente de Karim, lui répond : « On se couche à dix heures, s’il se relève après quand je dors qu’est-ce que j’y peux ? ». Tout en poursuivant ses invectives, la maman se rapproche de Maud en gesticulant.
Quand nous sommes pris·es dans un « ragoût émotionnel »
Maud a suivi des stages de communication non-violente, elle se rappelle qu’elle peut écouter les besoins de son « adversaire » ou exprimer ses propres besoins sans jugement sur l’autre. Mais elle est tout simplement excédée. Elle sait que la maman de Karim ne va rien entendre. Elle en a marre : s’occuper de Karim lui prend beaucoup d’énergie, d’autres parents se sont plaints en mettant en avant qu’elle s’occupait trop des élèves en difficulté, au détriment des « bon·nes » élèves. Son besoin, en ce moment, c’est que Karim et sa mère disparaissent. Elle se sent incapable d’empathie. Il lui revient les échecs de ses tentatives d’ouvrir un dialogue avec la mère, qui peut passer des heures à se plaindre de son mari toujours absent, de son boulot… Un ragoût émotionnel fait d’impuissance, de colère, de désolation pour cette famille, s’empare d’elle. Elle hurle « Ça suffit ! » tout en tenant la maman à distance, les bras tendus. La femme se jette alors sur elle en criant : « Tu me touches pas ! » et, pour finir, ce sont les parents témoins de la scène qui les séparent.
Contagion émotionnelle et escalade mimétique
Mettre en pratique une technique de communication suppose une démarche de connaissance de soi-même et du mécanisme des émotions. Un stage de trois jours nous ouvre des pistes et donne de bons repères, mais c’est à nous de poursuivre la recherche pour découvrir notre monde émotionnel. Cette recherche doit être menée avec détermination et s’inscrire dans la durée. Quand l’émotion est là, elle sème la confusion dans notre esprit et focalise toute notre attention sur la situation qui l’a fait apparaître. Maud ne voit plus que la maman furieuse, l’injustice, son ras-le-bol, perdant de vue l’ensemble de la situation.
Cet exemple peut être éclairé par les théories de René Girard sur la crise mimétique [1]. Sans entrer dans les détails, nous voyons ici les effets d’une contagion émotionnelle entre Maud et la mère de Karim. Toutes les deux ressentent les mêmes émotions : la colère, l’impuissance et la désolation. Et il s’ensuit une escalade mimétique qui peut amener de la violence. Les scientifiques ont découvert dans notre cerveau ce qu’ils appellent les neurones miroirs [2]. Ceux-ci permettent de ressentir l’émotion de la personne qui est en relation avec nous. Ils sont à l’origine aussi bien de notre capacité d’empathie que de la contagion émotionnelle du mimétisme.
Y a-t-il une troisième voie entre refoulement et emportement ?
Nous avons tou·tes vécu ce genre d’expérience. Le plus souvent, nous aimerions bien nous débarrasser de ces émotions, au risque de les refouler. Y a-t-il une troisième voie entre refoulement et emportement ?
Cultiver sa capacité d’empathie paraît une bonne piste. Mais l’empathie ne se décrète pas. Maud avait auparavant ressenti de la compassion pour cette famille. Mais, se sentant agressée, elle n’a pas pu y accéder. Je vous propose une méthode alternative, quand l’empathie est impossible sur le moment, que j’appelle le voyage intérieur émotionnel (en abrégé : VIE). Il s’agit d’observer nos émotions avec bienveillance et curiosité.
Prenons un exemple : Louis est professeur en collège. De façon récurrente, il peine à maintenir la discipline avec une classe de quatrième. Ce matin-là, au moment de se rendre dans cette classe, il entend de loin ce qu’il interprète comme un chahut de ses élèves. Il a la possibilité de laisser se développer des pensées : « C’est reparti, ils vont me pourrir la journée », « je devrais changer de métier », « c’est plus comme avant », « cette classe est impossible à gérer », « l’administration ne fait rien, faudrait en virer deux ou trois », etc.
Louis va choisir de faire un mini voyage intérieur émotionnel dans la minute qui lui reste avant de pénétrer dans sa classe. Il peut changer son état d’être avant d’entrer. Il va à la rencontre de son malaise, fait de peur, de colère et d’impuissance, dans sa dimension corporelle. Il accueille des sensations telles que la gorge nouée, le plexus tendu, le ventre en émoi, les épaules relevées, les battements du cœur qui accélèrent, la respiration courte, etc. Il fait confiance à son corps, l’habite avec bienveillance. Trente secondes suffisent et souvent même beaucoup moins. C’est une personne habitée, consciente, qui va arriver à la porte de la salle de classe. Il sent la poignée : fraîcheur ou tiédeur, lisse ou un peu rugueuse. La personne qui ouvrira cette porte et entrera dans la classe, verra les jeunes et sera vue par eux sera différente d’une autre, qui aurait passé ces dernières secondes dans les pensées et dans un scénario imaginaire. En entrant, Louis va vraiment voir les jeunes, avec peut-être une nouvelle capacité d’écoute, et trouver la manière juste de s’adresser à eux.
La méthode du « panier de linge sale »
J’ai reçu plusieurs témoignages de personnes qui, dans ce type de situation, ont appliqué cette méthode avec succès. Cela demande un peu d’entraînement. Il y a deux règles pour observer nos émotions :
Règle n° 1
Porter son attention sur les sensations corporelles liées à l’émotion et ne pas suivre le train des pensées.
Maud n’a pas à sa disposition les deux minutes nécessaires pour s’extraire de la situation, alors que faire ? Elle peut utiliser la méthode du panier de linge sale : il s’agit de faire son VIE en différé. Sur le moment, nous laissons nos émotions de côté. Pour que cela soit possible, nous nous engageons à nous occuper d’elles un peu plus tard. On n’oublie pas sa lessive dans le panier trop longtemps, sous peine de le retrouver puant et moisi ; c’est un engagement sérieux. Souvent, cela suffit pour nous donner la force de ne pas se laisser emporter. Le psychisme est intelligent : s’il sait qu’il n’y aura ni oubli ni refoulement, il se détend un peu. Maud pourra temporiser, laisser une sortie honorable à la maman en lui proposant un rendez-vous plus tard, s’éloigner d’elle en s’excusant pour s’occuper d’un autre enfant, lui rappeler gentiment le cadre (vous êtes dans la cour de l’école et les enfants nous regardent…). Sans adversaire qui rentre dans le jeu, le mimétisme pris de court ne peut jouer à plein.
Peu de temps après (une semaine au maximum) nous nous offrons du temps pour nous. Les enfants sont couchés ou à l’école. Certain·es vont s’asseoir sur un coussin de méditation, d’autres vont s’installer confortablement avec un whisky ou un thé. On laisse remonter le souvenir de la scène. Des émotions reviennent dans notre présent mais nous pouvons les accueillir, écouter ce qu’elles veulent nous dire. Pendant ce moment, nous appliquons la règle n° 2 du VIE.
Règle n° 2
Pendant la durée du VIE, s’interdire le passage à l’acte.
Pas de coup de fil, pas de mail, on peut crier ou pleurer si personne ne nous entend, mais on ne casse rien et on ne se fait pas de mal. Et l’observation de nos sensations commence.
Observer ses émotions
Des trains de pensées se présentent mais on les regarde à partir du quai, sans monter à bord.
C’est une pratique simple mais exigeante, qui nécessite détermination et persévérance. C’est sa mise en œuvre régulière, en commençant par des situations sans gros enjeu (un agacement en recevant un PV pour un léger excès de vitesse, une nostalgie tenace devant un paysage d’automne, etc.), qui va la rendre opérationnelle dans des cas plus sérieux, quand il y a un potentiel d’escalade mimétique et de violence.
Une fois installée l’habitude d’observer avec bienveillance ce qui se passe en moi au niveau émotionnel et sensoriel, l’émotion, ni refoulée ni projetée sur l’autre, va devenir mon alliée. Je pourrai, plusieurs fois par jour, accéder à mon état émotionnel, ne serait-ce qu’une seconde ou deux. Cette hygiène de vie émotionnelle va me permettre de tirer profit des techniques de communication que j’ai apprises, en facilitant l’émergence de l’empathie ou d’une vue d’ensemble de la situation que l’émotion aurait voilée. La connaissance de la technique se joindra à l’intuition intérieure pour m’amener à l’attitude la plus juste et la plus adaptée à la situation, puisque je prendrai aussi en compte mon propre état, sans jugement [3].
Nul doute que cet apprentissage de la maturité émotionnelle à un niveau individuel sera important aussi au moment d’intervenir dans le domaine sociopolitique, par exemple face à la répression ou dans la vie d’un collectif en lutte.