C’est une simple tente de bâche et de bois, bâtie au milieu de milliers d’autres dans la plaine de la Bekaa, qui accueille les élèves de la formation en agro-écologie organisée par le collectif Buzurna Juzurna (« Nos graines sont nos racines »). Cette région frontalière, entre le Liban et la Syrie, était connue autrefois pour être une des plus fertiles au monde. Elle abrite aujourd’hui les habitats éphémères où vivent quelque 360 000 Syrien·nes ayant fui le conflit voisin.
Les participant·es viennent d’horizons variés : Razzan et Raghad, deux jeunes soeurs syriennes habitant le village d’à côté, débarquent en taxi accompagnées de Yusra, qui entretient un joli jardin dans le camp de réfugié·es où elle vit. Puis ce sont deux Aleppins, Walid et Hassan, qui garent leur moto devant le bâtiment. Toujours un peu en retard, l’équipe dite « de Beyrouth » arrive : il regroupe trois membres d’une jeune agence de consultance libanaise se lançant dans l’aventure du bio, et une poignée d’expatrié·es travaillant à la création de jardins dans les camps de réfugié·es, pour le compte d’ONG locales. De début août à fin octobre, sept chapitres sont au programme : la vie du sol, les vertus des plantes aromatiques, les politiques agricoles régionales, la reproduction des semences, la lutte biologique, les conséquences écologiques des pesticides et la conservation des aliments.
« J’y bâtirai une petite maison »
Salem, originaire de Deraya, est l’un des formateurs de l’école. Il a placé dans des seaux trois types de terre, mélangés à de l’eau, et apprend aux étudiant·es à connaître cette ressource essentielle : « Il existe trois types de sol : limoneux, argileux et sableux. Ce dernier est susceptible d’érosion, raison pour laquelle nous devons l’enrichir de compost. À l’inverse, la terre argileuse est riche mais très compacte. Il lui faut de la vie organique, comme les vers de terre, pour laisser passer l’oxygène », dit-il en tirant un lombric par la queue pour illustrer son propos.
À la pause, Yusra a les yeux brillants d’une écolière : « Dans mon village de Talbissi, à côté de Homs, on utilisait des pesticides en ignorant totalement les dommages qu’ils provoquent. À l’inverse, je pensais que le ver de terre était une plaie pour mes plantes ! », rit-elle, avant de renchérir : « La première chose que je ferai en revenant à Talbissi ? J’achèterai un terrain, car ma maison a été détruite. J’y bâtirai une petite maison et je cultiverai ma terre en bio. »
Une stratégie de résistance contre la faim
Dès le début du conflit syrien, le régime de Damas bombarde les moulins, les files d’attente devant les boulangeries, les marchés de légumes et les champs avant la récolte. L’objectif est de mater des régions entières en les faisant capituler par la faim et l’isolement : un million de personnes sont encore aujourd’hui coincées dans des zones en état de siège (53 villes et communautés, dont 50 par le régime syrien ou ses alliés [1]). Dans ces régions où un demi-kilo de riz peut coûter jusqu’à 50 dollars, les citadin·es doivent cultiver e·lles-mêmes en empruntant les méthodes d’agro-écologie urbaines (cultures sur les toits et dans les terrains vagues, élaborées avec du matériel de récupération). Pour prévenir une alimentation carencée et répondre à des besoins toujours plus urgents, les habitant·es privilégient les plantes à cycle court (radis et haricots) et les légumes-feuilles. Les paysan·nes, privé·es quant à e·lles d’accès aux produits phytosanitaires et au pétrole, doivent se réapproprier des techniques agricoles mises de côté pendant plus d’une trentaine d’années, telles que la reproduction des semences paysannes à pollinisation libre et les fondements de la lutte biologique.
Apprendre pour transmettre aussitôt
Former les agricult·rices syrien·nes à des techniques écologiques pour qu’ils et elles les appliquent une fois de retour au pays est partie de l’utopie concrète de l’école Buzurna Juzurna. D’ailleurs, les formateurs du collectif passent quantité d’heures au téléphone pour transmettre leur savoir-faire aux personnes restées sur place, leur garantissant des récoltes et ainsi une autonomie indispensable. Walid n’attend qu’une chose, rentrer au pays : « Nous avons un terrain de plusieurs hectares dans la campagne du sud d’Alep, où nous cultivons du blé, de l’orge et du coton. La formation va me permettre d’acquérir des compétences professionnelles dans ce domaine afin de les appliquer et les diffuser une fois de retour à Alep, si Dieu le veut. »
Après les cours théoriques, les élèves se dirigent vers le terrain de deux hectares qui entoure la tente : un champ couvert de centaines de légumes et de céréales issus de Palestine, de Syrie, du Liban, de Grèce, de France et même du Japon et de Colombie. « J’adore l’agriculture parce que tu crées quelque chose d’utile, dit Razzan en désherbant. On vient de Qousseir, une région agricole où tout le monde utilise les pesticides. Ici, on a un petit potager qu’on cultive sans produits chimiques avec ma soeur. Aujourd’hui on apprend, et demain on devra enseigner quand on rentrera en Syrie », ajoute-t-elle, accroupie entre des tournesols, des blettes aux couleurs arc-en-ciel et des haricots grimpants.
Armé·es de semences
S’il est actuellement composé de Syrien·nes et de Libanais·es, le collectif découle d’une idée de Ferdinand et Zoé, fratrie d’activistes français. Débarqué·es par hasard au Liban en 2014, ils sont très vite marqués par le quotidien des réfugié·es syrien·nes et leurs récits sur les conditions de vie des familles en zones assiégées. En réaction, ils créent Graines et Cinéma et s’embarquent dans une grande tournée de projection de documentaires traitant du conflit syrien dans les villages français. Ils en profitent pour collecter des milliers de semences paysannes afin de les redistribuer dans les zones difficiles d’accès en Syrie. En effet, ces semences ont l’avantage d’être plus résistantes que les hybrides, vendus par les grands semenciers, face à la sécheresse qui gagne la région. D’autre part, elles poussent sans intrants chimiques, souvent hors de prix. Depuis, le collectif a bâti une maison de la semence dans la Bekaa (faite de 8 000 briques de terre-paille et de 70 poutres de peupliers) où il abrite des centaines de variétés de légumes, fleurs, céréales et aromatiques, provenant essentiellement de la région méditerranéenne.
Lara, qui a grandi sur l’île de La Réunion, les accompagne avec des recettes de bio-pesticides plein sa besace. Lors de l’atelier sur l’irrigation, Yaseen, paysan d’Idlib qui a travaillé à leurs côtés dans la Bekaa avant de repartir en Syrie, fait une visite surprise dans un but bien précis : il est venu se procurer les recettes de bio-pesticides à base d’ortie, d’ail et de savon conçues par Lara pour les utiliser dans son champ.
Contre l’appropriation du vivant
Toutes ces techniques naturelles prennent un sens nouveau lors de l’atelier sur les politiques agricoles au Moyen-Orient animé par Karim, professeur d’histoire à Beyrouth et ardent militant d’une agriculture biologique accessible à tous. Les étudiant·es découvrent comment une poignée de sociétés semencières et chimiques, nommées Monsanto, Syngenta ou Bayer, se sont peu à peu approprié les ressources agricoles mondiales, imposant l’achat de leurs semences hybrides au détriment des variétés locales. Ils et elles apprennent aussi que l’Irak voisin, berceau historique de la domestication du blé, n’a plus la mainmise sur ses propres variétés de céréales depuis l’opération « Pétrole contre nourriture », et ne cultive désormais que 22 espèces de blés hybrides importées, contre plus de 200 variétés cultivées traditionnellement [2].
Le prochain cours, organisé avec une jeune boulangère libanaise, porte d’ailleurs sur l’évolution des céréales et des hommes à travers les âges. C’est l’occasion de goûter différents mélanges de blés (originaires d’Egypte, Iraq, Iran, Syrie), transmis de mains en mains et adaptés en pleins champs, de génération en génération. Youmna et sa mère, libanaises de Baabda, ont découvert l’événement sur Facebook et viennent pour la première fois à la ferme-école. Youmna explique, l’air gourmand, qu’elle rêve d’ouvrir un jour une boulangerie. Sa mère, quant à elle, est séduite par la mixité des participant·es : « Malheureusement, la plupart des Libanais ont un problème avec les Syriens, mais pour moi, nous sommes pareils. Moi aussi, je pourrais un jour être réfugiée chez eux et alors, je voudrais qu’ils m’accueillent bien ! »
Aujourd’hui, la formation de trois mois s’est écoulée, et certain·es élèves sont devenu·es professeur·es ! En effet, près de la moitié d’entre elles et eux ont été embauché·es par une association libanaise pour mettre en place des jardins d’hiver dans plusieurs camps de réfugié·es. C’est déjà à leur tour de transmettre ce qu’ils et elles ont appris.