En 2004, quelques années après l’arrivée des premiers organismes génétiquement modifiés (OGM) en plein champ, des paysan·nes constatent qu’au-delà du refus des OGM, c’est la sélection végétale dans son ensemble qu’il faut repenser. Au sein de l’ARDEAR [1], nous lançons alors un groupe de travail sur les semences avec un double objectif : identifier des variétés diversifiées et adaptées aux pratiques de ces paysans, et retrouver de l’autonomie sur la sélection et la production de semences.
Prendre en main le discours sur nos pratiques
Ces dernières années, les discours publics et médiatiques sur les semences sont devenus nombreux, en ne retenant hélas de ces initiatives que quelques éléments de surface.
D’un côté, on fait face à un discours folkloriste dans lequel il s’agit simplement de conserver des variétés anciennes et locales. On a parfois du mal à expliquer que, même si certaines variétés de notre réseau sont historiques dans la région, d’autres arrivent d’Asie centrale, du Maghreb ou d’ailleurs, et qu’elles ont tout autant d’intérêt. La diversité des plantes cultivées s’est constituée à partir de ces échanges permanents, locaux comme internationaux.
De l’autre côté, un discours centré sur l’alimentation saine est omniprésent aujourd’hui. Mais remplacer les variétés commerciales actuelles par des variétés « saines », à faible teneur en tel ou tel élément, sans remettre en cause le dispositif de production et de sélection de ces variétés, revient à ne pas changer grand-chose.
Gare aux récupérations commerciales
Aujourd’hui, différentes démarches commerciales jonglent avec l’un ou l’autre de ces discours. Des coopératives, acteurs industriels de la semence — défenseurs de la propriété intellectuelle, de la biologie de synthèse, etc. — commencent à s’intéresser aux « variétés anciennes ». À plus petite échelle, cette dimension « bon et sain », tout comme le folklore des variétés « d’ici », se retrouvent dans des filières de niche, gastronomiques, avec des produits inaccessibles financièrement, sauf pour des classes privilégiées. Dernièrement, c’est le groupe Carrefour qui a choisi les semences paysannes et un supposé « marché interdit » pour une campagne de communication. Nous souhaitons qu’un large public découvre la thématique semencière, mais ce n’est pas ce genre d’initiative qui les y aidera, et ces actions ont
dans des directions que l’on ne souhaite pas prendre.
L’enseigne commercialise depuis la fin septembre 2017 des« légumes interdits » dans une quarantaine de ses magasins de Bretagne et d’Île-de-France. Légumes interdits ? Pas vraiment, car si depuis 1981, les semences non homologuées sont interdites à la vente, ce n’est pas le cas des légumes produits avec celles-ci. La marque Carrefour s’appuie sur le développement des semences paysannes et du bio pour jouer un gros coup de com. Elle oublie de préciser qu’elle participe depuis des dizaines d’années à l’uniformisation des fruits et légumes et qu’elle établit des relations asymétriques avec ses fournisseurs en leur imposant ses propres conditions de rachat. Ses rayons regorgent de produits qui ne sont éthiques ni d’un point de vue social, ni d’un point de vue environnemental. Carrefour n’est par ailleurs pas le premier à commercialiser de tels légumes, puisque dans les étalages des Biocoop, par exemple, on trouve depuis quelques années des légumes produits à partir de semences paysannes.
Martha Gilson
Pour nous, le travail sur les semences paysannes est un projet de transformation sociale, de transformation de l’agriculture dans son ensemble, en commençant par la question semencière. Retrouver notre savoir-faire, échanger avec d’autres, est réellement émancipateur et, au-delà, permet de retrouver du plaisir dans son activité : rendre visite à ses blés, créer une nouvelle variété, rencontrer d’autres paysan·nes dans ce travail.
Une sélection adaptée à l’agriculture industrielle
Le modèle semencier classique, et les « variétés modernes » qui en sont issues, ne sont pas adaptées aux pratiques et aux réalités de nos fermes, qui fonctionnent en agrobiologie, ont des dimensions restreintes et disposent d’investissements modérés, dans des contextes climatiques difficiles. Les variétés commerciales sont standardisées, et c’est le sol qui doit s’y adapter, à grand renfort de béquilles chimiques — engrais de synthèse et pesticides. Les blés modernes manquent souvent de rusticité, de capacité d’adaptation, sont généralement moins résistants face aux mauvaises herbes et n’ont pas le même potentiel d’adaptation aux aléas climatiques, du fait de l’absence de diversité génétique.
Au-delà du résultat — les variétés commerciales —, c’est le modèle de sélection lui-même qui est à l’opposé des pratiques et objectifs du groupe : du sélectionneur-obtenteur à l’agriculteur-consommateur de semences, la division du travail est figée, et les paysan·nes sont dépossédé·es de l’orientation de la sélection. Au niveau juridique, ce système défend une propriété intellectuelle de la création variétale, très éloignée des logiques d’échange et de transmission.
Par ailleurs, le catalogue officiel rend impossible la commercialisation de variétés hétérogènes et évolutives. La solution qui nous a paru pertinente pour cultiver des variétés paysannes est donc de prendre en main le travail dans son ensemble, de la collecte ou de la création de variété jusqu’à sa mise en culture.
Préserver la biodiversité cultivée pour construire l’autonomie semencière
Pour cela, chaque ferme mène un travail similaire : expérimenter en petites parcelles de quelques mètres carrés — les collections — différentes variétés glanées lors de rencontres, dans des conservatoires ou dans d’autres fermes, puis choisir celles qui semblent intéressantes, les multiplier, croiser, mélanger, sélectionner, pour aboutir en quelques années à des cultures issues intégralement de variétés paysannes. C’est important pour que chacun·e s’approprie ce processus, même si cela prend du temps. C’est un travail lourd : il faut trouver le matériel adapté, réapprendre la sélection, mais en même temps, cela donne une dimension passionnante au travail agricole. Par exemple, plusieurs fermes d’élevage cultivaient quelques hectares de blé, vendu au prix du marché à des coopératives, celles-là mêmes qui vendaient la semence. Par curiosité, ces fermes ont démarré un travail expérimental sur les semences paysannes, puis acheté un petit moulin pour produire de la farine à la ferme. Elles ont ainsi créé un nouvel atelier de transformation, donc une autre source de revenu, en lien direct avec des boulanger·es. Parallèlement, le groupe est membre du Réseau semences paysannes, qui permet d’échanger avec d’autres collectifs partout en France et Belgique [2].
Créé en 2003, le RSP rassemble 92 organisations locales et nationales autour de la biodiversité cultivée. Il vise à mutualiser le savoir-faire et les modes d’organisation collective autour des semences et à défendre les droits des paysan·nes et jardinièr·es sur leurs semences. Sa principale caractéristique est de rassembler surtout des praticien·nes. C’est dans le cadre de ce réseau qu’une définition des semences paysannes a été développée.
Les semences paysannes sont issues d’une population ou d’un ensemble de populations dynamiques reproductibles par le cultivateur, sélectionnées et multipliées avec des méthodes non transgressives de la cellule végétale et à la portée du cultivateur final, dans les champs, les jardins, les vergers conduits en agriculture paysanne, biologique ou biodynamique. Ces semences sont renouvelées par multiplications successives en pollinisation libre et/ou sélection massale, sans auto-fécondation forcée sur plusieurs générations. Elles sont librement échangeables dans le respect des droits d’usage définis par les collectifs qui les font vivre. Les semences paysannes peuvent appartenir à des variétés population ainsi définies : les variétés population sont composées d’individus exprimant des caractères phénotypiques proches mais présentant encore une grande variabilité leur permettant d’évoluer selon les conditions de cultures et les pressions environnementales.
Un travail collectif et décentralisé
À l’heure actuelle, une quarantaine de fermes cultivent une large diversité de variétés de céréales dans les petites parcelles de « collection ». Au champ ou stockées en sac, les semences restent exclusivement dans les fermes. C’est un choix, pour que chaque échange de semences soit accompagné de partage de savoir-faire et de rencontre entre praticien·nes. Par ailleurs, multiplier les lieux de culture des variétés permet à la fois de sécuriser la conservation, en la rendant plus collective, et d’augmenter les potentiels d’expression de la diversité génétique grâce à la diversité des contextes géographiques, techniques et socioéconomiques des différentes fermes.
Ainsi, plus de 350 variétés de céréales à paille sont cultivées dans ces fermes, et de nombreux mélanges ont vu le jour. Cécile a créé son mélange à partir des variétés qui poussent bien chez elle, à plus de mille mètres d’altitude. Plusieurs fermes ont mélangé dans leurs champs tout ce qui leur plaisait, pour des raisons techniques, agronomiques ou sensibles, jusqu’à avoir plus de 120 variétés dans la même culture. De ferme en ferme, ces mélanges évoluent et les variétés voyagent. L’une d’elles est arrivée jusqu’à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, pour des semis collectifs. D’autres variétés sont revenues d’Italie, du Népal ou des Asturies dans les bagages de membres du groupe.
Réaffirmer l’aspect collectif des semences paysannes
Ce travail est intrinsèquement collectif. C’est donc cette dimension collective que l’on voudrait mettre en avant, d’autant que l’isolement et l’individualisme sont des problèmes actuels majeurs, dans l’agriculture comme ailleurs.
On ne peut que conseiller aux personnes qui s’intéressent aux semences de rejoindre les groupes locaux qui leur correspondent : entre jardinier·es et paysan·nes, par type de plantes, etc., il y en a pour tout le monde. C’est en se retrouvant sur des pratiques collectives que l’on peut réellement transformer la réalité semencière actuelle, en commençant par retrouver les savoirs et le savoir-faire nécessaires.
Pour plus de détails, vous pouvez écrire à ardear.semences@wanadoo.fr
Pour aller plus loin
■■ Bonneuil C. et Thomas F., Semences, une histoire politique, ECLM, 2012
■■ Réseau semences paysannes, Les Maisons des semences paysannes, 2014
■■ www.semencespaysannes.org/bdf/document/fiche-document-243.html
■■ www.agriculturepaysanne.org
■■ Réseau semences paysannes,3 avenue de la Gare, 47190Aiguillon,
tél : 05 53 84 44 05, www.semencespaysannes.org