« La Fédération démocratique de Syrie du Nord est souvent appelée Rojava ( »ouest« en kurde). Le long de la frontière turque, au moins deux millions de personnes (dont 60 % de Kurdes) résident sur ces terres reprises par les armes aux djihadistes de l’Organisation de l’État islamique (OEI). Adopté en 2014, leur texte fondamental, le Contrat social de la fédération démocratique de Syrie du Nord, rejette le nationalisme et prône une société égalitaire, paritaire, respectueuse des droits des minorités. La liberté de culte est garantie et il n’y a pas de religion d’État », expliquent Mireille Court et Chris den Hond dans un article du Monde diplomatique (voir encadré). Chaque canton dispose d’une assemblée législative paritaire hommes-femmes. Le confédéralisme démocratique qui y est mis en place, s’inspire explicitement des idées de l’écologie sociale développées par l’anarco-écologiste Murray Bookchin (1). Silence a demandé à Pinar Selek de partager son regard sur cette expérience politique en cours.
Silence : Peux-tu nous parler de ce qui se passe au Rojava ?
Pinar Selek : Je n’ai pas de contacts directs avec des personnes du Rojava, mais j’essaie de suivre la situation de près à travers des témoignages et les informations indépendantes qui circulent en Turquie. Le Rojava est une région dans laquelle se déroulent des processus intéressants. Le mouvement progressiste qui a accédé au pouvoir essaie de donner la parole au peuple et de mettre en place des modes d’organisation plus horizontaux. Cependant, c’est devenu comme un mythe dans les milieux anarchistes en Europe.
Il semble que le gouvernement régional tente de mettre en place un confédéralisme démocratique inspiré des idées de l’écologiste social Murray Bookchin ?
Oui, cela est lié en partie à la découverte de la pensée de l’anarco-écologiste étasunien Murray Bookchin par le leader du PKK (2), Abdullah Ocalan, en prison, durant les années 2000. Abdullah Ocalan parlait d’un État du Kurdistan indépendant, puis en prison il a fait une sorte d’autocritique en affirmant que, désormais, il envisageait pour la région une sorte de confédéralisme démocratique. À partir de ce moment-là, les militants du PKK essaient de le mettre en place.
Cette transformation s’est réalisée dans le cadre très particulier du Parti des travailleurs du Kurdistan, le PKK... Il est étonnant de voir que la mise en place d’une organisation sociale qui se veut horizontale, émane d’une organisation assez peu libertaire...
En effet, PKK est à la base une organisation très hiérarchique, avec un culte du leader qui décide tout. On retrouve en son sein les typologies de tous les totalitarismes, avec une seule idéologie et un seul guide.
Mais il faut voir aussi que le mouvement kurde comporte aujourd’hui plusieurs dimensions. Il utilise divers répertoires en même temps : celui du religieux, celui d’une sorte de féminisme égalitaire — mais pas libertaire —, celui de l’extrême gauche, ou encore celui exprimant la pensée traditionnelle des anciens Kurdes, et, pour finir — et cela depuis une dizaine d’années — un petit répertoire anarchiste. Mais ces différentes sources d’influence se réunissent de façon éclectique.
Les médias ainsi que les organisations de gauche qui ici en Europe affichent leur solidarité avec le mouvement kurde, mettent beaucoup en avant le féminisme du PKK qui met en place notamment des brigades de femmes. Quel est ton regard sur la question ?
À mon sens, le PKK est une organisation très hiérarchique et patriarcale qui n’est pas du tout libertaire ni féministe. Oui, les femmes ont eu une sorte d’égalité et elles sont assez visibles, mais au Rojava elles ont une place si elles se conforment aux règles de l’organisation. Le mouvement demande que les femmes vivent séparément des hommes, qu’elles aient leur espace et ne se mélangent pas. Certes, nous sommes dans une situation de guerre, mais il faut quand même rappeler que la sexualité est interdite au sein de la guérilla. La punition peut aller de l’exclusion jusqu’à à la mort en cas de relations sexuelles. Dans ce qui se passe actuellement au Rojava, on retrouve beaucoup d’éléments progressistes, mais se posent aussi beaucoup de questions par rapport aux libertés.
Cependant, il faut noter que depuis plusieurs années, les féministes libertaires influencent beaucoup les autres mouvements en Turquie. Dans le Rojava et d’une manière plus générale dans le mouvement kurde, ces idées influencent les luttes et permettent de poser des questions. Le PKK est aujourd’hui influencé par les idées de l’écologie sociale, mais il n’en est pas à l’origine : elles ont transité d’abord par les féministes, par de nombreux petits groupes ni très riches ni très nombreux, mais qui ont joué un rôle important dans le renouvellement du répertoire des formes de contestation en Turquie.
Quelle est l’influence du contexte de guerre sur cette évolution plus libertaire du mouvement kurde ? Une résistance non violente est-elle possible dans un tel contexte ?
La vie qui se structure dans un tel contexte ne peut pas être vraiment libertaire. Oui, des résistances non violentes sont possibles dans des contextes répressifs aussi violents que celui du Rojava. Mais lorsque tu es déjà empêtré dans une guerre, lorsque tu t’es organisé en tant qu’armée, je pense que c’est quasi impossible.
On me demande parfois si ce qui se passe au Rojava est comme une nouvelle guerre d’Espagne. Je réponds que depuis l’époque de l’épopée des anarchistes espagnol·es les choses ont changé. Aujourd’hui on parle de l’intersectionnalité, des féminismes, etc., et personnellement, je cherche une autre voie dans ces différents chemins.
En Turquie, où la répression ne fait que se renforcer, je connais beaucoup de groupes autonomes qui s’organisent autour de réseaux et qui créent des espaces d’activités. Cela montre que, même dans un contexte autoritaire, on peut créer de nouveaux modes de résistance. Mais quand tu es impliqué dans une guerre, c’est différent. Quand tu commences à utiliser les armes, tu dois te structurer comme une armée.
Il ne s’agit pas de condamner les personnes qui prennent les armes pour résister. La résistance à la domination, à la barbarie, est importante, mais je pense qu’avant d’utiliser la violence, il est nécessaire de chercher tous les autres chemins possibles et de créer différents modes de résistance. Au Moyen-Orient, en Turquie même, il y a l’habitude de prendre les armes, c’est pour ainsi dire une tradition. Donc, pour l’heure, trouver une autre forme de résistance est plus difficile, mais ce n’est pas impossible. Je pense qu’il faut insister sur ce point. Car la violence nous détruit. Je ne connais aucune transformation libertaire qui s’appuie sur une armée.
Propos recueillis par Mimmo Pucciarelli
Entretien publié parallèlement dans la revue A revista Anarchia (Milan).
(1) Murray Bookchin (1921-2006) élabore un projet social libertaire s’appuyant sur la conviction qu’aucun problème écologique ne sera résolu sans un profond changement social. La domination de l’humain sur la nature et les dominations entre humains sont liées, l’écologie implique donc une remise en cause des autres hiérarchies sociales établies. Il imagine des communautés horizontales anti-autoritaires et écologiques.
(2) Selon Pinar Selek, « Le PKK s’est construit dans le contexte révolutionnaire des années soixante-dix, à une époque où beaucoup d’organisations étaient influencées par la lutte armée. Les militant·es kurdes faisaient partie des organisations de gauche révolutionnaire, puis se sont autonomisé·es en tant que mouvement spécifiquement kurde au tournant des années 70. À partir du coup d’État militaire de 1980, la gauche turque a été décimée, mais le PKK a pu maintenir une lutte armée, du fait de ses relations transfrontalières avec les Kurdes d’Irak, de Syrie et d’Iran, qui lui ont permis de continuer à se fournir des armes. La présence de ce mouvement de lutte armée a légitimé l’institutionnalisation de la répression de la part de l’État turc. Depuis ces années-là, la Turquie a presque toujours vécu dans un contexte de guerre, qui nourrit la militarisation de l’État turc ».
Écrivaine et sociologue de Turquie exilée en France, militante féministe, antimilitariste et écologiste, membre de Silence, Pinar Selek a travaillé sur les questions de la prostitution, de la transsexualité, de la guérilla kurde, du service militaire, du génocide arménien, etc. Elle est notamment l’auteure du roman La maison du Bosphore (éd. Liana Lévi, 2013), de l’essai Parce qu’ils sont arméniens (éd. Liana Lévi, 2015) et du conte Verte et les oiseaux (éd. des Lisières, 2016).
Cogestion et cohabitation entre communautés
L’un des grands défis politiques pour la Fédération Démocratique du Nord de la Syrie, c’est d’augmenter la solidarité politique et sociale entre les communautés, estime Chris Den Hond. La cogestion est une réalité aujourd’hui. Le projet politique multiculturel des Kurdes de Syrie est un projet très moderne, mais risqué. Les gouvernements turc et syrien tentent de diviser les acteurs de ce projet.
« Nous contestons radicalement les allégations turques selon lesquelles les Kurdes domineraient les citoyen·es arabes, turkmènes, tchétchènes ou tcherkesses. Les cinq communautés sont représentées dans le grand conseil, et les Arabes sont majoritaires dans tous les autres. La Turquie essaie de salir notre réputation. Si elle veut se battre contre les Kurdes sous ce prétexte, nous, les Arabes, ferons corps avec eux pour défendre notre mosaïque de peuples », s’exclame Mme Abeer Al-Aboud, membre de la tribu arabe des Beni Sultan.
"Au Rojava, selon le mode démocratique occidental, la justice est le troisième pouvoir à côté du législatif et de l’exécutif.
La philosophie est de résoudre les conflits sur la base du consensus. Au niveau du village et du quartier, les Comités de paix et de consensus sont légalisés. Un comité est composé de cinq à neuf membres élu·es par le conseil populaire avec un quota de genre de 40 %. Ces élu·es sont âgé·es pour la plupart de plus de 40 ans, comme une référence au conseil des anciens de la société traditionnelle dont ils et elles assureraient la continuation de manière démocratique. Les comités poursuivent leur mission de conciliation pour éviter le contentieux judiciaire. Les crimes ne relèvent pas de leur compétence, mais directement du niveau supérieur, celui du Comité paix et consensus communal composé de deux sections, l’une pour la justice générale, l’autre pour les affaires familiales (polygamie, mariage forcé, violences matrimoniales). On reste dans un processus conciliatoire sans peine d’enfermement. Si aucune solution n’est trouvée, l’affaire est renvoyée devant un tribunal. (…) La peine de mort est abolie".
Extraits de Pierre Bance, Un autre futur pour le Kurdistan ? Municipalisme libertaire et confédéralisme démocratique, éd. Noir et rouge, 2017.