Emma dessine avec un grand talent la "charge mentale" actuelle des femmes. La scène représentée pourrait se jouer tout autrement dans une cuisine avec table : les jeunes enfants, l’invitée et les jeunes parents prennent place, assis, autour de la table de la cuisine. Les trois adultes dégustent un apéritif en aidant les enfants à manger, tout en discutant. Le jeune père de famille voit tout de suite, par dessus l’épaule de sa compagne, l’état de cuisson des pâtes et peut les retirer du feu à temps. Son geste héroïque est sublimé par l’ajout d’un oignon émincé en restant confortablement assis à table, un trait d’huile d’olive et un tour de moulin à poivre au moment de servir.
Disparition de la table, des chaises, de la porte et de la fenêtre, du cellier, de la cave, de l’office, du garde-manger...
L’évolution de l’espace de la cuisine au 20e siècle [1] est au coeur des transformations de l’habitation. L’arrivée des réseaux (eau, gaz, électricité), les progrès en matière d’hygiène (ventilation, réfrigération, gestion des déchets) et de sécurité (appareils de cuisson) font évoluer les façons de cuisiner… et d’habiter. Gagner du temps apparaît comme un objectif important pour transformer les lieux où se déroulent les activités domestiques, en s’aidant de machines de plus en plus perfectionnées. Dans les années 1920-1930, la suppression de la table dans la cuisine est présentée comme un progrès, permettant d’en diminuer la surface et d’y limiter les déplacements. Peu à peu disparaissent aussi les annexes telles que cave, office, cellier, remise, débarras, buanderie…
L’arrivée de la cuisine moderne : une avancée pour les femmes ?
En 1947, pour l’unité d’habitation de Marseille, l’architecte Le Corbusier innove en concevant une très petite cuisine (4,6 m²) sans porte ni fenêtre, ouvrant sur le séjour. L’introduction de la VMC [2] permet la ventilation. Ce dispositif est présenté sous le nom de "cuisine américaine". Cette réalisation constitue en France un modèle à partir duquel les règlements de construction évoluent, autorisant les cuisines en "second jour" (auparavant, ces règlements imposaient un éclairage et une ventilation naturelle dans chaque pièce).
Réduite à l’extrême, cette cuisine est conçue pour une femme seule, debout, qui pivote sur elle-même pour accomplir toutes les activités culinaires et servir la famille assise à table de l’autre côté du passe-plat. Cette femme des années 1950 est, selon la légende, "libérée du corset". On peut se demander si l’espace de la cuisine qui se resserre autour d’elle et l’empêche de se faire aider ne constitue pas une sorte de corset. Cette disposition perdure en France dans la majorité des logements construits jusqu’aux années 1990.
Il semble que les mouvements émancipateurs féministes nés en 1968 n’aient pas bouleversé l’espace de la cuisine en France. La Suède a envisagé autrement le rôle des femmes dès les années 1950, et l’espace de la cuisine y a évolué différemment. Les architectes suédois ont conservé la table dans la cuisine pour les repas quotidiens, considérant que cela facilitait le partage des activités domestiques. L’objectif de parité en Suède s’accompagne de dispositifs légaux et influe sur l’organisation de l’espace de la cuisine.
Un modèle dominant énergétivore et sexiste
La référence en France semble être le modèle américain : un grand espace indifférencié cuisine-séjour où trône un “îlot central” ou un meuble bar qui fige l’espace, tel qu’on peut le voir dans les vitrines des cuisinistes, sur les photos publicitaires et dans les séries télévisées. Le mobilier de cuisine tend à coloniser le séjour, pour le plus grand bonheur des cuisinistes qui proposent quantité d’éléments de rangements, "machines intelligentes" ou "réfrigérateurs américains". Ces dispositifs sont dispendieux en termes d’espace, de stocks de nourritures périssables et de consommation d’électricité. Ils sont pensés à destination des femmes, qui assurent très majoritairement les tâches de cuisine au quotidien [3]. Selon une étude de l’INSEE, la moitié des hommes en couple déclarent ne pas toucher aux fourneaux. Et 36 % ignorent les courses. En revanche, 93 % des femmes en couple font le ménage, 93 % la cuisine, 85 % les courses quotidiennes, 83 % la vaisselle et 73 % le repassage.
Sur le chemin d’une cuisine plus écologique et émancipatrice, il semble donc indispensable de réfléchir à l’aménagement de l’espace.
Une cuisine écologique, c’est une cuisine qui prend aussi soin de nous !
Le modèle suédois permet d’adopter une alimentation plus saine. Une recherche pluridisciplinaire de l’OSCAH [4] explore les liens entre obésité sévère et organisation de l’habitation.
Des enquêtes menées en binôme médecin et architecte au domicile de personnes obèses et non obèses montrent qu’une organisation de la cuisine de type suédoise, avec une table pour les repas quotidiens, serait plus favorable à la santé qu’un espace indifférencié cuisine-séjour, favorisant le grignotage et la prise de repas devant les écrans. Le stockage de denrées augmentant la consommation alimentaire, d’après les études, il apparaît intéressant de limiter les stocks de nourriture et de privilégier une sobriété des préparations culinaires à base de produits peu transformés.
Aucun genre n’est prédestiné aux activités domestiques [5]. Le réaménagement de la cuisine ne permet pas à lui seul de lutter contre les logiques sexistes, mais il peut contribuer à bousculer les habitudes genrées et à alléger la "charge mentale" [6] des femmes. Prendre les repas quotidiens sur une table ordinaire dans la cuisine permet un meilleur partage des activités domestiques et n’empêche pas de dresser une table ailleurs pour un repas festif (séjour, terrasse). Cette table ne fige pas l’espace ; on peut la déplacer pour d’autres activités (fête, bricolage). La hauteur de table de 70 à 75 cm permet une convivialité intergénérationnelle : un enfant sur une chaise de bébé, un adulte en fauteuil roulant et des personnes assises sur des chaises ordinaires auront tous les yeux à la même hauteur. Pour la disposition des lieux, une petite recette : "Fermez les yeux, pensez à tout ce que vous aimez dans la vie, imaginez ces choses dans votre cuisine, laissez mijoter."
– le modèle américain : cuisine ouverte sur le séjour, nombreuses machines et stocks importants liés à l’approvisionnement en grande surface (grands réfrigérateurs), consommation importante de denrées transformées.
– le modèle suédois : cuisine avec table pour les repas quotidiens, sobriété des aménagements et simplicité des préparations culinaires.
Catherine Clarisse est architecte enseignante à l’ENSA Paris-Malaquais et chercheuse au LACTH, ENSAP Lille. Elle est responsable au sein du LACTH de la recherche OSCAH menée conjointement avec l’équipe du Pr Pattou, au CHRU de Lille, et avec le CNAO. Elle est présidente de notre atelier commun, atelier d’architecture d’architecture participative fondé par Patrick Bouchain.