Depuis les années 70, on utilise des protéines capables de couper l’ADN pour le modifier. La méthode Crispr-cas9 utilise un fragment d’ARN (une molécule très proche de l’ADN) qui attire une protéine coupeuse et la guide vers la séquence d’ADN à sectionner. Diverses manipulations sont alors possibles dans l’espace libéré pour produire des plantes ou des animaux génétiquement modifiés, et sans doute aussi des humains : les applications potentielles sont infinies [1]. Ce qui la rend « révolutionnaire », c’est une simplicité, une rapidité et des coûts très faibles. Ainsi, nous dit-on, qu’une précision et une sûreté quasi parfaites. Discours connu des technosciences... (cf. « Le mythe récurrent de la précision sans faille », page suivante)
Une technologie mal maîtrisée...
Cependant deux chercheurs américains ont effectué le premier séquençage (décryptage complet) du génome entier d’un organisme vivant, en l’occurrence une souris, ayant subi une modification génétique avec Crispr-cas9 [2]. Résultats ? La modification génétique a bien permis de « corriger » un gène provoquant la cécité chez l’animal... mais a aussi déclenché plus de 1 500 mutations d’ADN ainsi que 100 suppressions et insertions importantes. Autant de modifications imprévues et indésirables, dans des zones indépendantes des gènes ciblés, que l’on appelle effets hors-cible. Les algorithmes informatiques utilisés pour détecter ces effets n’en ont prévu aucun.
Dans une société où recherche fondamentale, science appliquée et innovation technologique seraient toujours séparées, dans une élémentaire logique de précaution, les conséquences de cette non maîtrise avérée pourraient ne pas dépasser l’enceinte du laboratoire. Les labos étant a priori les lieux faits pour que se posent et se résolvent les problèmes.
… mais déjà sortie des labos
Oui mais voilà, la technologie Crispr, dont la compréhension est encore si imparfaite de l’avis même des scientifiques, est déjà sortie des labos. Aux États-Unis, la commercialisation de plusieurs végétaux modifiés avec Crispr-cas9 est autorisée : un champignon de Paris ou un maïs de la firme DuPont par exemple. Et on en est déjà aux essais cliniques sur l’humain. Après une tentative échouée en Chine, une expérience a été conduite sur des embryons aux USA et a permis de bloquer une mutation indésirable due à une pathologie cardiaque [3]. Les espoirs de guérison des maladies d’origine génétique sont réactivés... en même temps que le spectre de l’eugénisme.
L’hyper précision vantée à propos de Crispr-cas9 n’est pas contredite seulement par l’expérience de l’université de Columbia. De nombreuses autres expériences montrent la même occurrence d’effets horscible. Par ailleurs, des scientifiques (en France Christian Vélot par exemple) la contestent pour la vision déterministe simpliste de la génétique qu’elle suppose. L’incroyable complexité des échanges entre les organismes, leurs génomes, leurs milieux, ne saurait être réduite aux analogies avec les « copier-coller » informatiques.
Jonathan Latham [4] explique en outre que précision ne signifie pas contrôle. Si, maîtrisant mal le chinois, j’enlève un caractère voulu dans un texte, avec soin, j’obtiendrai une précision à 100% de mon opération, mais 0% de contrôle sur le changement de sens provoqué. Il en va de même avec les interventions par Crispr-cas9 : elles opèrent des modifications dont les scientifiques ne mesurent pas la portée globale.
Latham rappelle enfin qu’au cours des 70 dernières années, toutes les technologies biologiques et chimiques se sont imposées avec cet argument de la précision sans effet collatéral. Ainsi ont été adoptés l’agent orange, le DDT, l’amiante, la peinture au plomb etc. Ainsi nous a t-on expliqué que la mutagenèse était plus sûre que la transgenèse, et aujourd’hui que les nouveaux OGM sont si performants qu’il ne faudrait même pas les considérer comme tels.
Les « réflexions éthiques » se multiplient mais, quelles que soient leurs éventuelles conclusions, Crispr-cas9 est déjà passé des labos aux tables de cuisine des biologistes amateur·es. Il ne leur faut guère plus d’une centaine d’euros pour acheter un kit prêt à l’emploi sur internet et modifier n’importe quelle cellule. La revue de référence américaine Nature publie plusieurs articles consacrés à l’utilisation de la technologie par les biohackers, ces personnes qui conduisent des travaux de biologie en dehors des labos et des contraintes du monde académique. Le ton se veut rassurant. Mais par ailleurs la CIA classe les techniques de modification de l’ADN parmi les armes de destruction massive et alerte sur les risques de bioterrorisme. En France, un rapport parlementaire publié le 28 mars 2017 partage les mêmes préoccupations.
Ces risques sont beaucoup mis en avant, pour leur caractère extrême mais aussi pour faire oublier ceux des usages plus ordinaires de Crispr. Rappelons donc que ce qui se joue aussi avec la « démocratisation » de la modification d’ADN, c’est la banalisation de l’exploitation de l’information génétique sur la population. Aux USA, depuis 2016, les tests génétiques sont en vente libre et, ne nécessitant qu’une centaine de dollars et un prélèvement de salive, font un tabac [5]. Plusieurs sociétés, privées ou d’économie participative, organisent la collecte, le traitement, le stockage (et bien sûr, à l’occasion, la vente) de données génétiques de personnes, informées et consentantes (le plus souvent), dans des buts affichés de recherche.
Ainsi ce sont des milliers de personnes qui s’habituent à penser leur génome comme partie prenante de leur identité et susceptible de faire l’objet de modification, traitement informatique et transaction diverse. Crispr est d’ores et déjà un facteur majeur de cette évolution, et le sera encore davantage si la méthode de diagnostic de certaines pathologies qui repose sur sa technologie parvient sur le marché pour quelques dollars seulement.
Une frénésie financière
Crispr-cas9 à la portée de (presque) tout le monde, aussi puissant que balbutiant : les apprenti·es sorcièr·es prolifèrent comme jamais ! Rien d’étonnant à cette situation, c’est ce que montrent les conditions dans lesquelles cette star des biotechnologies est apparue.
La découverte de Crispr-cas9 est publiée en juin 2012 par l’Américaine Jennifer Doudna et la Française Emmanuelle Charpentier, à l’issue d’une course de vitesse contre les autres équipes travaillant sur le même sujet. Entre les équipes des deux chercheuses la compétition règne aussi, avec des informations cachées jusqu’au dernier moment. Les chercheuses prennent soin de déposer des demandes de brevets avant même de publier leur article. La publication déclenche une guerre des brevets sans merci. L’Université de Berkeley où travaille Doudna cherche à déposséder Charpentier. Feng Zhang, chercheur américain au Broad Institute, revendique aussi la paternité de Crispr-cas9. L’imbroglio juridique (certain·es observat·rices ont parlé de techno-thriller) se complique jusqu’à comporter 7 demandes de brevets par différents acteurs. À ce jour, aucune partie ne peut se considérer comme unique propriétaire du brevet et l’incertitude perdure.
Pourtant, sans attendre, le monde des biotechnologies est pris de frénésie. Quatre ans après la publication, soit un record de vitesse, les start up fleurissent, les investissements dépassent le milliard de dollars. Un rapport de l’ambassade de France à Washington décrit, en février 2016, « une activité économique et financière spectaculaire dans laquelle interviennent de manière de plus en plus agressive venture capitalists [6] et géants de l’industrie pharmaceutique ».
Que reste-t-il de la science ?
Nous sommes bien loin d’un processus responsable de diffusion des avancées scientifiques dans la société ! En revanche, les mécanismes des bulles financières spéculatives jouent ici à plein. Or ni Crispr ni les biotechnologies ne constituent une exception quant au fonctionnement des « sciences néolibérales » [7]. Celui-ci se caractérise, entre autre, par un pilotage de la recherche par les entreprises et les marchés financiers, par l’extension des droits de propriété intellectuelle sur la connaissance scientifique et par la course de vitesse dans un contexte hyper-concurrentiel. Le droit américain qui, depuis mars 2013, accorde le brevet de propriété à qui dépose en premier une demande (et non plus à qui a inventé ou découvert en premier) ne fait que renforcer la précipitation et la concurrence dans les pratiques scientifiques.
Cette situation ne rend pas la recherche facile. Pourtant la principale préoccupation de la communauté scientifique internationale, via ses instances officielles, semble être la réaffirmation du principe du zéro limite pour la recherche (alors même qu’il est devenu flagrant qu’elle n’est en rien « étanche »). Au nom du « besoin de savoir » érigé en dogme et en promettant des progrès médicaux, certes désirables, mais qui n’amélioreront pas la santé de l’immense majorité de la population mondiale, affectée d’abord par les conditions de vie et l’environnement. Après l’invention des « ciseaux moléculaires », qui inventera ceux pour couper court à cette folie scientiste ?
Voir aussi « Nouveaux OGM, nouveaux combats »,
Silence, n° 456, mai 2017