Silence :Avant 2006, on parlait pour l’après-pic d’une courbe de consommation en « tôle ondulée » : quand le prix monte, la consommation ralentit, provoquant une surproduction, le prix baisse alors relançant la consommation… et donc la hausse des prix. Pourtant, après une brève période d’augmentation du prix du pétrole (140 $ en 2008), tout semble continuer comme avant. Pourquoi ?
Patrick Brocorens : Les choses évoluent, au contraire. L’échelle de temps est essentielle, et dans notre société du buzz, il est difficile de percevoir des évolutions de temps long. Depuis qu’on exploite le pétrole, le débit de production est soumis à des contraintes : géologiques, techniques, économiques, géopolitiques, et autres. Par le passé, ces contraintes n’ont jamais été suffisantes au point d’enrayer durablement la croissance de la production, car l’augmentation de certaines contraintes (épuisement de gisements, …) était plus que compensée (nouvelles découvertes, progrès techniques, etc.). Mais petit à petit, le rapport de force s’inverse sous l’action des contraintes géologiques, les ressources étant finies. Pour le brut conventionnel, cette dégradation s’est d’abord marquée au niveau des découvertes. Depuis le milieu du 19e siècle, et pendant environ cent ans, elles ont augmenté tendanciellement. Mais vers 1960, le pic est atteint, le déclin commence. Dans les années 1980, la courbe des découvertes (en baisse) croise la courbe de production (en hausse). À partir de cette date, les découvertes ne renouvellent plus assez les réserves. Un pic de production devient inévitable. Il eut lieu au début du nouveau millénaire, 40 ans après le pic des découvertes. Les prix ont flambé. Ça a été une surprise, car l’AIE (Agence internationale de l’énergie) prévoyait une production en forte croissance dans les vingt ans à venir (Fig.1) et des prix stables (Fig.2).
Le pic du brut conventionnel, ça concerne 75 % des liquides pétroliers. Énorme ! Mais rares sont ceux qui ont pris la mesure du phénomène. L’AIE a reconnu un pic de production, mais dans un langage ambigu et inaudible. La contrainte économique est mise en avant — si seulement les investissements avaient été plus élevés — et à travers elle, c’est l’origine humaine, supposée surmontable, qui est perçue, non la dimension géologique. On oublie que c’est à travers l’économie que la contrainte géologique se matérialise : entre 2000 et 2014, les investissements ont été multipliés par 250 %, mais découvertes et production ont plafonné. Depuis plus de dix ans, l’AIE rabote ses prévisions de production, par petites touches, année après année (Fig.1).
Quant au lien prix-production, on a bien un scénario de plateau ondulant comme vous le décrivez, mais les variations de prix sont amples et avec des phases parfois très longues. Depuis le nouveau millénaire, on a connu deux phases de hausse, en 2000-2008 et 2009-2014, et deux phases de baisse, en 2008-2009 et depuis 2014. Les prix bas actuels ont raboté les investissements, si bien que la production de brut conventionnel devrait amplifier son effritement, lorsque les projets mis en chantier pendant les années fastes seront terminés. On peut donc s’attendre à une nouvelle phase de hausse des prix, que l’AIE anticipe aussi (Fig.2.).
Le recours croissant au gaz (pour les centrales thermiques) et aux pétroles non conventionnels (pour les transports) peut-il se faire sans limite ?
Les prix bas actuels s’expliquent par les pétroles « de schiste ». Ils ont relancé la croissance de la production d’hydrocarbures liquides qui avait été stoppée par le pic du brut conventionnel. Ils ont été développés massivement aux ÉtatsUnis grâce à une conjonction unique au monde de facteurs géologique, technique, économique, financier, législatif, et politique très favorables, qui les ont conduits en quelques années à représenter 5 % de l’offre mondiale d’hydrocarbures liquides. C’est un exploit ! Mais 5 %, c’est peu face aux 75 % que constitue la part du brut conventionnel et qui, rappelons-le, entre en déclin. Et en dehors des États-Unis, ces pétroles « de schiste » sont freinés par les contraintes locales. Des développements majeurs auront lieu ailleurs dans le monde, ainsi que pour d’autres ressources comme les sables bitumineux, mais il est peu probable que les non-conventionnels repoussent le pic tous pétroles au-delà de 2030.
Justement, peut-on prévoir les pics de production des pétroles non-conventionnels ? (Gaz de schistes, schistes bitumineux) ? Qu’en est-il de celui du gaz naturel ? De celui du charbon ?
Les schistes bitumineux ne sont que des précurseurs du pétrole et du gaz. Pour obtenir des hydrocarbures, il faut les soumettre à une cuisson très énergivore qui rompt les grosses molécules solides en molécules plus petites, liquides et gazeuses. Ces ressources ne seront probablement envisagées qu’en cas de secours, à des prix supérieurs à 200 dollars par baril. À ces prix-là, le monde sera vraisemblablement engagé tous azimuts à sortir du pétrole, aussi les schistes bitumineux sont-ils exclus des scénarios de pic pétrolier.
Pour le gaz et le charbon, on peut faire des analyses similaires. Cependant, le pétrole est crucial. C’est le premier des trois hydrocarbures à franchir son pic, et vu son importance, les conséquences pourraient être incalculables et changer drastiquement les rythmes d’extraction des autres ressources.
Le débat sur le réchauffement climatique indique qu’il faudrait laisser le maximum de ces énergies fossiles dans le sol pour éviter d’en libérer le CO2. Peut-on espérer que l’industrie pétrolière accepte de telles restrictions ? Peut-on surtout espérer que nous, les drogués du pétrole, acceptions de telles restrictions ?
L’énergie représente la capacité d’action et de transformation du monde, et le pétrole nous a offert une capacité d’action gigantesque. Qui pourrait s’en passer ? Tout est fait pour qu’il y ait plus d’échanges et d’action, garants de croissance économique et d’intégration dans la société de consommation. Quant aux pays exportateurs de pétrole, exporter leur permet d’acheter la paix sociale. Ce n’est pas un hasard si le printemps arabe a emporté Syrie, Yemen, Tunisie, et Egypte. Le pic pétrolier franchi des années auparavant fut clairement un facteur déstabilisateur, éliminant les recettes de l’Etat et gonflant ses dépenses. Dans ces pays, un élément clé du contrat social est la disponibilité d’énergie à bas prix. C’est possible tant que le pays est auto-suffisant, mais ruineux une fois qu’il devient importateur, ce qui oblige à des ajustements impopulaires. En bref, ces pays ont vécu une transition pétrolière, et elle est bien différente des clichés : pas de pénurie physique, mais une réorganisation profonde des flux économiques et financiers au sein de la société.
D’autre part, le Yemen et la Syrie ont vu la chute de production s’accélérer avec la guerre civile. Ainsi, déclin de production et déstabilisation du pays peuvent se renforcer l’un l’autre. Si de telles évolutions devaient se reproduire, il sera difficile d’avoir conscience qu’on franchit
un pic pétrolier mondial. Le pic mondial étant la superposition de pics et déclins locaux, si ces déclins sont exacerbés par les événements géopolitiques, ce sera la géopolitique qui sera pointée du doigt, non les contraintes géologiques. C’est un élément clé à suivre, car le Venezuela (pour le conventionnel), l’Algérie, et le Nigéria sont entrés en transition pétrolière.
Si on connait des scénarios pour une électricité 100 % renouvelable, il semble bien difficile d’imaginer une « sortie du pétrole » ou une « sortie des énergies fossiles » [1]. Oui, remplacer les énergies fossiles est une tâche colossale, et on n’a pas encore commencé. Au niveau mondial, les énergies alternatives ne remplacent pas les énergies fossiles. Elles viennent s’y ajouter. Pourtant, de nombreuses pistes sont connues, déclinées en énergies alternatives, économies d’énergie, et adaptations sociétales, mais elles doivent être développées beaucoup plus massivement qu’aujourd’hui pour avoir un impact.
Il y a aussi des pistes novatrices, comme utiliser plusieurs fois la même calorie. On profiterait de cette propriété pour faire réaliser un travail utile, avant de valoriser sa forme dégradée : la chaleur. Ces dernières années, des radiateurs et chauffe-eau électriques ont été créés avec des processeurs comme résistances chauffantes. Grâce aux réseaux, la capacité de calcul des processeurs est mise à disposition d’un utilisateur éloigné, alors que la chaleur produite est relâchée dans votre salon. Une calorie pour deux usages, c’est une économie d’énergie de 50 % [2].
Ceci dit, sur la durée, les efforts finissent toujours par être insuffisants dans un système de croissance économique continue. Il est improbable que les hommes renoncent à la croissance, mais la contrainte énergétique peut nous y conduire, et il vaut mieux s’y préparer.