• Madrid, 3 142 000 habitant·es, 608 km2, 1,5 % de logements sociaux • maire : Manuela Carmena, 73 ans. Sa liste arrive en deuxième position, derrière la droite, avec 31,85 % des voix. Elle est élue maire avec le soutien du Parti socialiste.
« ¡Sí, se puede ! » (Oui, on peut !) scandent les militant·es de Barcelona en Comú (Barcelone en commun) le 24 mai 2015, à la suite de la publication des résultats des élections municipales de Barcelone. Ada Colau, ancienne squatteuse et porte-parole du mouvement social pour le droit au logement la Plateforme des affecté-e-s par l’hypothèque (PAH) (1), et tête de liste de cette candidature, a remporté les élections municipales de Barcelone. Moins d’un mois après, Manuela Carmena, ancienne avocate, juge émérite du Tribunal suprême d’Espagne et tête de liste de la candidature citoyenne Ahora Madrid (Maintenant Madrid), est nommée maire de Madrid. Ces « candidatures citoyennes » s’autoqualifiant de « municipalités du changement » se sont fortement appuyées sur un soutien des mouvements sociaux de leur ville respective (2). À mi-mandat, le bilan reste mitigé.
Des candidatures citoyennes à la victoire des élections municipales
Revenons tout d’abord sur la constitution de ces candidatures citoyennes. A Barcelone comme à Madrid, des plateformes citoyennes — respectivement Guanyem Barcelona (« gagnons Barcelone ») et Municipalia — voient le jour un an avant les élections, autour d’une poignée de militant·es associati·ves. S’ensuit alors une courte période de rencontres et de négociation avec les mouvements sociaux des deux villes, notamment avec des membres des Indignés (15-M), afin de définir les contours des candidatures. Mais très vite, les deux plateformes sont rejointes par des partis traditionnels tels que le Parti communiste et le parti de gauche radicale Podemos (3), et se structurent elles aussi en partis politiques : Barcelona en Comú (BeC) et Ahora Madrid (AhM). Malgré le « processus participatif » développé dans les deux cas pour impliquer les citoyen·nes, les mouvements sociaux n’ont finalement que peu de prise sur la constitution et le fonctionnement de ces partis.
Après leur victoire aux élections de mai 2015, et afin de constituer un gouvernement municipal stable, BeC et AhM décident de former une coalition avec le Parti socialiste de leur ville. C’est une première déception pour les mouvements sociaux qui, autant à Madrid qu’à Barcelone, critiquent fortement ce choix, qui laisse davantage augurer une continuité politique qu’un réel changement (4).
Un « nouveau municipalisme » déraciné
Ces candidatures reposent-elles réellement sur une organisation sociale « de base », comme le suppose la notion de municipalisme (5) ? Rien n’est moins sûr.
En définitive, ces deux candidatures citoyennes n’ont que peu de relations avec les mouvements sociaux des quartiers. Elles n’ont pas eu le temps de les développer. Selon un activiste, « elles ont sauté l’étape cruciale de la coopération, de l’articulation avec une base territoriale forte. Elles se sont davantage servies des mouvements sociaux comme tremplin vers le pouvoir, pour obtenir un puissant électorat et ’gagner les institutions’ afin de mettre en place des idées de gauche réformiste ». Il conclut : « Selon eux, c’était le moment. Ils n’ont pas voulu attendre plus… et bien ils ont réussi, ils ont gagné les élections. Et maintenant s’ils regardent derrière eux, ils sont seuls. »
De la rue aux institutions : les paradoxes de ce « nouveau municipalisme »
Après la victoire de ces candidatures citoyennes, les luttes sociales se trouvent fortement paralysées. Beaucoup d’élect·rices ont mis de grands espoirs dans ces nouvelles équipes municipales mais sont déçu·es par le manque d’avancées concrètes.
Malgré la victoire, la situation des deux municipalités n’a rien de simple. Elles restent fortement freinées par la présence encore importante des partis d’opposition (de droite comme de gauche) au sein de leur conseil municipal. Les deux jeunes équipes municipales aimeraient obtenir un plus grand soutien des mouvements sociaux et appellent régulièrement à des manifestations de rue en écho à leurs propositions de lois. Mais les mouvements sociaux ne sont plus aussi réactifs qu’avant la victoire de BeC et AhM. Pourquoi cela ? En partie parce qu’un grand nombre d’activistes, anciennes « chevilles ouvrières » des mouvements sociaux, travaillent aujourd’hui pour la municipalité. Beaucoup de collectifs se sont ainsi retrouvés paralysés au lendemain de la victoire de BeC et AhM, amputés de leurs membres les plus acti·ves. De par leur refus de constituer une réelle base sociale en amont des candidatures ainsi que leur difficile articulation avec les mouvements sociaux, les nouvelles municipalités, bien que pleines de bonnes intentions, n’ont que très peu de poids face aux conflits internes et à l’inertie des logiques bureaucratiques et financières régissant les métropoles de Barcelone et Madrid.
Le témoignage d’un militant libertaire sur la candidature citoyenne de Barcelone
« Lors de la constitution de la candidature de BeC, les ’têtes pensantes’ sont venues me voir pour me demander de participer. Nous nous connaissions depuis plus de dix ans car nous menions quotidiennement les mêmes luttes. En discutant, j’ai vite vu qu’aucune base sociale ne soutenait le projet ni n’y participait. C’était un mouvement municipaliste totalement déraciné. Dans les milieux libertaires, nous étions davantage partisans de former une opposition municipale, un contre-pouvoir afin de comprendre le fonctionnement du pouvoir municipal pour gagner les institutions d’ici quatre ou huit ans, lorsqu’une réelle base militante se serait développée. Cela correspond davantage à notre vision du municipalisme. Mais les ’leaders’ de BeC étaient impatients de gagner… c’est là que j’ai vu qu’il y avait beaucoup de jeu d’ego dans ce groupe. Et puis leur vision était très naïve : comme s’il était possible de changer l’institution de l’intérieur si facilement… Finalement, c’est l’institution qui les a changés. C’est un énorme gâchis. Pour nous, libertaires, c’est le travail de fourmi qui est primordial (générer une base militante forte et active, comprendre le fonctionnement de l’institution pour en trouver les failles…) et non pas les grands pas d’éléphants. » (Propos recueillis par Diego Miralles Buil en novembre 2016)
Deux ans après la victoire : un premier bilan
L’idée centrale des deux nouvelles municipalités est de « changer les institutions de l’intérieur » notamment en les féminisant, en tentant d’atténuer les logiques financières de leur fonctionnement et en « redonnant la parole aux habitant·es ». Des processus participatifs de prise de décisions sont donc développés, entre autres par l’intermédiaire d’internet.
Autant à Madrid qu’à Barcelone, un important travail de communication a été réalisé, notamment autour des thèmes du féminisme et des luttes LGBTI ainsi que de la crise des réfugié·es. Barcelone est également à l’initiative d’un projet de réseau de « villes refuges ». Mais ces déclarations peinent à se concrétiser. De plus, les décisions de la mairie sont pour le moins paradoxales : en parallèle d’un discours d’Ada Colau en solidarité avec les réfugié·es, la mairie a envoyé la police réprimer les « vendeurs à la sauvette ». Une action qui a fortement déplu aux mouvements sociaux (6).
À Barcelone, sur le thème du logement (idée centrale des propositions de candidature d’Ada Colau), la municipalité a développé un plan ambitieux de construction et de captation de logements. Mais les mouvements sociaux affirment qu’il ne va pas assez loin et critiquent le manque de sanctions envers les grands propriétaires qui spéculent sur les logements vacants. Les expulsions sont toujours très nombreuses à Barcelone, et l’actuel porte-parole de la PAH affirme que la municipalité ne fait pas assez d’efforts (7). Il en va de même à Madrid, où les militant·es pour le droit au logement critiquent la lenteur des actions de la municipalité, allant jusqu’à affirmer que le processus de relogement des personnes expulsées était beaucoup plus rapide avant que AhM ne gagne les élections.
Sur le thème de la remunicipalisation des services publics (notamment de l’eau), de la défense des travailleu·ses ou encore de la stabilité des centres sociaux, rien de concret ne semble voir le jour. Ces limites s’expliquent en partie par les fortes tensions au sein des équipes municipales et à l’intérieur même des partis de BeC et AhM. « Changer les choses prend du temps », répondent régulièrement les deux jeunes équipes municipales. Mais après deux ans de mandat, les habitant·es s’impatientent.
Nouveau municipalisme, citoyennisme et « société du spectacle »
Selon l’anthropologue Manuel Delgado, le changement représenté par ces candidatures demeure de l’ordre de la communication. Elles ne proposent pas une modification de la distribution du pouvoir et de la richesse des villes, qui restent entre les mains des mêmes acteurs (privés comme publics). Pour lui, ce « citoyennisme », comme il l’appelle, n’est qu’une rénovation esthétique du pouvoir avec un objectif de réinventer la social-démocratie et de fuir la logique de la lutte des classes. On se souviendra que cette critique du municipalisme avait déjà été adressée à Bookchin, théoricien du municipalisme libertaire. Toutefois, Bookchin préconisait une démocratie directe à l’échelle municipale bien plus radicale que les expériences en cours à Barcelone et Madrid.
Le Titanic Barcelone vogue encore…
Lors d’un débat public, une responsable municipale de Barcelone et ancienne activiste de la PAH défend l’équipe municipale face à de nombreux militants (et ex-compagnons de lutte) : « Le modèle de ville de Barcelone développé par les équipes municipales antérieures a une grande inertie. C’est comme un Titanic, pour le faire changer de direction, il faut du temps et beaucoup d’efforts… ». Une militante répond : « Nous ne voulons pas changer la direction du Titanic Barcelone. Nous voulons qu’il coule. Moi, j’ai voté pour vous, mais nous avons bien vu que la voie institutionnelle ne mène à rien, ça n’avance pas. Mais nous allons nous mobiliser, pas de panique. Attention, Titanic ! Iceberg droit devant ! ». Source photo : Diego Miralles Buil (octobre 2016).
Des conclusions à tirer
De manière générale, les activistes admettent qu’un important travail de communication et de diffusion a été réalisé par les deux municipalités. De nombreuses réformes sont évoquées mais elles ne dépassent en général pas encore le stade de la proposition. Dans les deux villes, les activistes s’interrogent. Faut-il laisser davantage de temps aux nouvelles municipalités ? Ou bien la lenteur des changements serait-elle une preuve de l’inefficacité de la méthode électoraliste et de la volonté de changer les institutions de l’intérieur ? Quoi qu’il en soit, ces « expériences municipalistes » contribuent à de réelles avancées, car elles ont permis de mettre en évidence de nombreux points de blocage inhérents au fonctionnement des institutions de ces villes. Il s’agit maintenant d’en tirer les bonnes conclusions afin de développer de futures alternatives visant à « libérer et démocratiser la société » (8).
Diego Miralles Buil (Géographe)
www.AntreAutre.wordpress.com
(1) Outre la PAH, signalons également l’Observatori Desc (Observatoire des droits économiques, sociaux et culturels), l’Alliance contre la pauvreté énergétique, la Fédération des associations de quartiers de Barcelone (FAVB), ou encore quelques groupes du mouvement des Indigné-e-s (15-M).
(2) Des candidatures du même type ont également remporté les élections des villes de Cadix, Saragosse, La Corogne, Badalona, Pampelune ou encore Valence.
(3) Les deux partis ont également été rejoints par quelques petits partis réformistes de gauche (notamment écologistes).
(4) Surtout pour le cas de Barcelone, qui a été gouvernée par une coalition entre les communistes et les socialistes de 1977 à 2011. La ville de Madrid a, quant à elle, été gouvernée par la droite conservatrice pendant plus de 25 ans.
(5) La notion de municipalisme repose sur l’élaboration d’une « démocratie de proximité » dont le but est de redonner le contrôle des institutions locales aux habitant·es, en instaurant à l’échelle municipale une démocratie participative ou directe, selon les cas. Toutefois, il existe de nombreuses formes de municipalisme : parfois réformistes, parfois plus radicales comme ce que proposait le municipalisme libertaire Murray Bookchin.
(6) Des événements du même type sont à relever à Madrid, notamment l’emprisonnement de deux marionnettistes militants sur ordre de la mairie en février 2016 (compagnie Titeres desde Abajo : les « marionnettes d’en bas »).
(7) Retrouver plus d’avis des activistes et associations barcelonaises ici (en catalan) : http://www.elcritic.cat/actualitat/que-opinen-els-moviments-socials-de-barcelona-dels-dos-primers-anys-de-mandat-dada-colau-15474
(8) Murray Bookchin, Une société à refaire : vers une écologie de la liberté, 1993, Montréal, Écosociété.
Une alternative au « municipalisme » de Barcelone : le cas de Sabadell (Catalogne)
Un exemple de mouvement municipaliste alternatif à ceux de Madrid et Barcelone (et plus radical) pourrait être celui de la ville moyenne catalane de Sabadell. Les mouvements sociaux y sont très actifs depuis plus de 15 ans, et une stratégie municipaliste s’est structurée depuis plus de 8 ans avant de se présenter aux élections locales et de gagner de nombreux sièges au conseil municipal. Aujourd’hui, bien que les membres des mouvements sociaux ne siègent pas en majorité au conseil municipal, le Mouvement populaire de Sabadell (MPS) possède une grande connaissance du fonctionnement de la municipalité et une forte influence sur celle-ci.