“Récemment, quand une députée a proposé en France que les parents n’aient plus le droit de gifler ou de fesser leurs enfants, sa phrase a été accueillie dans l’Assemblée nationale par des éclats de rire. Or il est question d’actes qui sont des délits... quand ils sont commis par un adulte sur un autre adulte." [1]
Les mêmes rires ont dû secouer les parlementaires lorsque, pour la première fois, un député a proposé de permettre aux femmes d’occuper les bancs de l’Assemblée.
Quoi qu’il en soit, le parlement français a fini par adopter 3 jours avant Noël 2016 (avec 38 ans de retard sur la Suède), l’interdiction du recours aux violences corporelles sur les enfants. [2]
Une lutte silencieuse
Depuis toujours, et partout où leur statut de "personne" est dénié sous le fallacieux prétexte de les protéger, les "mineur·es" désobéissent. Leurs combats silencieux (rarement relayés par les médias), se traduisent par la fugue, l’école buissonnière, les tags, la vandalisation des écoles et collèges ; c’est aussi sous forme de collectifs organisés que certain·es de ces jeunes réclament rien moins que l’abolition du statut de mineur·e.
"Une vingtaine de mineurs à Berlin qui revendiquent l’égalité adulte/enfant et attaquent l’État fédéral en justice au motif que l’obligation scolaire serait contraire aux droits humains les plus élémentaires ; qui font le planton devant les écoles avec des pancartes ‘Bienvenue en taule !’, et réclament nationalement le droit de voter et celui d’être élu, celui de refuser l’éducation, celui de travailler, de choisir son lieu de vie, etc.
Des regroupements d’enfants et d’adolescents travailleurs dans plus d’une trentaine de pays, formant des syndicats forts de dizaines de milliers de jeunes qui refusent la Convention internationale des Droits de l’Enfant et se battent contre la surexploitation qu’entraîne la clandestinité, pour le droit au travail pour tous sans discrimination d’âge... Des révolutions anciennes ou récentes, enfin, sont le fait d’enfants et d’adolescents qui dressent des barricades dans les rues et prennent le vieux monde d’assaut…" [3]
Un modèle patriarcal
Si le statut de "mineur·e" est assez récent, la domination de l’adulte sur l’enfant est l’héritière de la société patriarcale romaine. La familia est le théâtre d’une domination absolue du père, qui est en quelque sorte "propriétaire" de son épouse, de ses enfants, de ses domestiques, de ses esclaves et de ses animaux ; il a droit de vie ou de mort sur les membres de sa familia.
Aujourd’hui, l’esclavage est "officiellement" aboli, les femmes en lutte se sont libérées en grande partie du carcan patriarcal [4], les AfroAméricain·es ont fait tomber peu à peu les principaux bastions de la discrimination raciale. Plus récemment les personnes handicapées ont réussi à se faire reconnaître juridiquement en tant que personnes et à conquérir une certaine autonomie [5].
Et les enfants ?
Ces personnes faibles, petites, puériles, naïves, irresponsables [6], sont l’objet de toutes les attentions qu’autorise la discrimination fondée sur l’âge. Le milieu familial ne détient pas le monopole de la domination adulte sur les enfants ; dès que les petit·es sont en âge de se mouvoir et de parler, ils et elles sont pris·es en charge par une institution éducative.
Après 1870, Jules Ferry se charge en France de la mise en place de l’école gratuite et obligatoire, au sein de laquelle les enfants sont confiné·es par catégorie d’âge, contrôlé·es, évalué·es et mis·es en concurrence par un système de notation. Yves Bonnardel souligne qu’"au début du 20e siècle, les théoriciens de l’éducation étaient assez transparents sur le fait qu’ils concevaient des écoles en vue d’adapter les enfants au nouvel ordre industriel. Ces pédagogues soutenaient que les enfants devaient perdre leur nature sauvage ‘primitive’ et développer des manières ’civilisées’ telles que la ponctualité, l’obéissance, l’ordre et l’efficacité.
En 1898, Elwood P. Cubberley, doyen de l’école d’enseignement et éducation à l’Université de Stanford, déclare : Nos écoles sont, dans un sens, des usines, dans lesquelles les matériaux bruts — les enfants — doivent être façonnés en produits… Les caractéristiques de fabrication répondent aux exigences de la civilisation du 20e siècle, et il appartient à l’école de produire des élèves selon ses besoins spécifiques." [7]
Les conséquences du statut de mineur·e
Le statut de mineur·e réglemente les dix-huit premières années de la vie allant du nourrisson au jeune adulte. Cette discrimination fondée sur l’âge ne prive-t-elle pas l’individu de tout droit et reconnaissance sociale ? Notre système parental et éducatif ne tend-il pas à "l’infantilisation", à maintenir les enfants dans un statut d’irresponsables ? Traiter un·e enfant comme son égal·e et lui permettre d’exercer un pouvoir sur sa vie ce serait "lui voler son enfance"... La grandiloquente notion "d’intérêt supérieur de l’enfant" justifie son appropriation et sa subordination "pour son bien".
Comme le fait justement remarquer Yves Bonnardel [3], c’est précisément parce qu’on le prive de ses droits que l’enfant se retrouve sans défense face à toutes les convoitises, à tous les conditionnements, à l’enfermement en famille et en centre éducatif [8]. "Les enfants sont réputés être vulnérables par nature, mais c’est en fait leur statut (de mineur) qui les prive de tout droit effectif à choisir leur vie (par exemple, choisir avec qui ils veulent vivre, être autonomes financièrement, choisir à quoi ils vont dédier leur temps et leur énergie, etc.), droits qui seuls leur permettraient d’échapper à l’arbitraire et à la violence adulte. Leur situation, au contraire, en fait la catégorie humaine la plus dominée, la plus sujette aux contraintes et aux violences de toutes sortes : psychologiques (omniprésentes), sociales (le statut de mineur et l’absence de droits réels qu’il entérine, ainsi que l’âgisme paternaliste constituent bel et bien des violences), physiques (84 % des parents avouent utiliser la violence physique à l’encontre de leurs enfants) et sexuelles (entre 5 et 10 % des mineurs sont abusés par des adultes, bien souvent leurs propres parents). En fait, la ‘protection de l’enfance’ qui justifie le statut de mineur les livre au contraire pieds et poings liés à des sortes de propriétaires (les parents, les éducateurs, etc.) qui exercent sur eux un pouvoir discrétionnaire, qui interdisent, obligent, dirigent et punissent à tour de bras, selon leurs propres caprices de maîtres, mais, bien sûr, pour le bien des enfants."
L’enfance emprisonnée
Le développement progressif du sentiment d’insécurité propre aux pays occidentaux influence les comportements parentaux et les institutions en faveur d’une surprotection des enfants. Ces derniers sont en permanence tenus par la main, emprisonnés dans des murs, des couloirs, des véhicules ; ils sont soumis à un contrôle et à des emplois du temps qui ne laissent aucune place à la fantaisie, à la rêverie ou à l’autonomie.
Alors que la société s’adapte aux spécificités des personnes handicapées à travers de multiples législations et aménagements, ne faudrait-il pas engager la réflexion sur les besoins de mobilité et de liberté des plus petit·es et sur les aménagements des espaces publics nécessaires pour palier cette privation de liberté de mouvement ?
Le statut juridique des mineur·es
Précédée par des textes nationaux, puis internationaux, la notion de droits des enfants aboutit à la Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE) qui est adoptée par l’assemblée générale de l’ONU en 1990. Elle est à ce jour le texte international le plus ratifié au monde (par 193 États) et le premier instrument juridique international concernant les enfants à posséder un caractère contraignant. Elle dit en substance que l’enfant n’est ni un·e citoyen·ne, ni un sujet de droit à l’exception du "droit à la vie" stipulé par l’article 6. Cet être faible et immature âprement surprotégé — et auquel on dénie tout droit civique — est par contre vite reconnu "responsable" de ses actes devant la justice. L’âge n’est pas une condition préalable pour engager sa responsabilité civile ou pénale et dès lors qu’il est considéré comme "capable de discernement", il est susceptible d’encourir des sanctions pénales. Cette "capacité de discernement" ne l’émancipe pas pour autant de son statut de mineur·e...
Abolir le statut de mineur·e
L’idée même d’abolir le statut de mineur·e inquiète, mais à bien y réfléchir, de quoi a besoin un nourrisson ? De nourriture, de soins, d’amour et de sécurité jusqu’à ce qu’il tienne debout tout seul. René Scherer [9] affirme qu’à quatre ans, l’enfant est en âge de marcher, de parler et de communiquer, qu’il peut se débrouiller seul et qu’il est incontestablement majeur. Dès l’âge de cinq ans, un enfant est capable de se rendre utile, de comprendre et de s’insérer dans le tissu social.
La domination que les adultes exercent sur les enfants à l’aide de cet instrument que l’on appelle "le statut de mineur·e" n’a-t-elle pas pour but principal de perpétuer le modèle qui nous a été inculqué ? Et si c’était précisément ce modèle qu’il fallait dépasser, ne devrions-nous pas faire confiance à ces petit·es génies de l’apprentissage, ces concentrés d’enthousiasme, d’empathie, de créativité, d’innovation, que sont les enfants ?
Héritier·es d’un futur bien incertain, ne convient-il pas de les laisser s’épanouir librement en les considérant comme nos éga·les pour leur permettre de garder intact leur courage, leur confiance et leur inventivité ?