Charlène Nicolay semble à l’aise pour faire parler les gens de leur vécu en tant que mangeurs. Cette ingénieure agronome de formation, qui se dit issue d’une famille d’omnivores classiques, a exercé dans le domaine du développement rural. « Jusqu’à 2010, l’alimentation était un non-sujet pour les politiques locales », témoigne-t-elle. C’est ces dernières années que les collectivités locales se sont emparées de ce thème.
Néomangeurs et néoruraux
Parallèlement, elle s’est mise à son compte en début 2016 avec Mangeurs en transition, pour accompagner les changements alimentaires. Une SCOP agricole, la Ferme des Volonteux, l’a contactée pour un projet de formation des futurs maraîcher-es bio, le courant est passé et Charlène les a rejoint avec son activité. Et de nous vanter les vertus des nouvelles formes de coopératives agricoles comme celle-ci : « L’installation agricole est très compliquée si tu ne viens pas du monde agricole. D’où l’intérêt de mettre en commun des outils de production. Cela répond à plusieurs questions : celle des moyens, celle du temps partagé, celle de la possibilité de partir dix ans après si tu changes de projet de vie… Beaucoup d’agriculteurs sont désabusés du système coopératif agricole classique, mais ce genre de projets redonne du sens ».
Pour Charlène, il y a eu une évolution positive dans la manière dont on voit les néoruraux depuis quelques décennies. « Dans les années 1970, il y avait les urbains, le monde rural et les néo-ruraux qui étaient en décalage avec les deux autres. Aujourd’hui c’est différent : les urbains se préoccupent de l’alimentation et de l’agriculture, avec les systèmes de vente directe qui permettent de connaître les paysans par exemple. Les néoruraux se retrouvent donc plutôt en pointe sociétale, et non plus en rupture avec les urbains et les ruraux. Les néomangeurs sont connectés aux néoruraux ».
Des blocages affectifs et sociaux
Charlène qui se définit comme « une mangeuse ordinaire qui se pose des questions sur son alimentation » a beaucoup changé d’alimentation depuis quelques années. Elle s’est d’abord mise au bio, puis a été végétarienne, végétalienne, a testé le « sans gluten »,… « J’ai été surprise par les réactions très fortes de mon entourage », explique-t-elle. « Je n’imaginais pas que le volet social et relationnel serait si important ». En changeant de régime alimentaire, elle a fait face à des réactions irrationnelles, comme si les personnes autour d’elle se sentaient agressées. Cela peut venir, selon elle, d’une forme de culpabilité ressentie par les omnivores. L’alimentation est un sujet trop sensible, qui touche à des croyances profondes, il y a donc un système de défense automatique des individus qui peut se traduire par du déni. Ces réactions court-circuitent la pensée rationnelle. (1)
« Dissonance cognitive »
Charlène a commencé à se passionner pour la psychologie sociale. Elle évoque l’importance du concept de « dissonance cognitive ». « C’est lorsqu’il y a un décalage fort entre une croyance qui t’est chère et une réalité qui t’est exposée », résume-t-elle. « C’est comme si ça tirait un élastique à l’intérieur de toi. Face à deux réalités incompatibles, on cherche à réduire l’écart, pour détendre l’élastique ». Il y a deux manières de réduire cette dissonance cognitive : en changeant de comportement (par exemple ne plus manger de viande), ou par le déni de l’information qui dérange (par exemple en lui trouvant toujours des exceptions).
"Quand je suis devenue végétarienne, j’ai réduit une de mes dissonances sur le fait de manger des animaux (ce n’était alors pas indispensable dans ma situation socio-économique).
Mais cela a créé de nouvelles dissonances, qui étaient cette fois-ci sociales, affectives, émotionnelles (mère éplorée, frère éleveur,…). Puis je suis devenue végétalienne, cela a réduit ma dissonance sur l’exploitation des animaux, mais cela en a créé de nouvelles concernant mon mode de vie actif et ma vie sociale… C’était difficile humainement et logistiquement. J’ai donc réintroduit certains produits dans mon alimentation… recréant une dissonance éthique à certains niveaux ! ".
Les apports de la psychologie sociale
Cela amène à considérer les apports de la psychologie sociale dans le domaine des changements de comportements alimentaires. Charlène Nicolay aime à citer les « nudges », ces incitations non contraignantes qui tiennent compte des biais inconscients pour influencer le comportement. On modifie le contexte dans lequel les personnes prennent les décisions, plutôt que d’interdire ou de culpabiliser. Et de citer l’exemple de l’aéroport d’Amsterdam qui a économisé 80 % des frais de ménage des toilettes en disposant un autocollant représentant une mouche au fond de chaque urinoir, incitant automatiquement les hommes à viser la mouche et donc à moins éclabousser !
A Lyon, l’association PEP’S (Pour l’Education et la Promotion de la Santé) a utilisé les « nudges » pour inciter les usagers du métro à prendre les escaliers plutôt que l’escalator. Ils ont peint un décor de fleurs sur un escalier à côté d’un escalator et la proportion de personnes utilisant l’escalier a fortement augmenté (+350 % la première semaine).
Dans le domaine de l’alimentation aussi de tels biais peuvent être utilisés. Dans les self-services, quand on arrive au dessert, il y a le choix entre yaourt, fruits et gâteaux. Si on met les fruits avant les gâteaux, davantage de gens prennent des fruits. Manipulation ? De toute manière la disposition d’un dessert avant l’autre est inévitable, les agents de la cantine ont un choix à faire qui va influencer les choix des mangeurs, donc on ne peut pas être neutre. Autant choisir intelligemment.
Accompagner les collectivités
Avec le bureau d’études coopératif TERO, Charlène Nicolay intervient également pour accompagner des collectivités dans le changement. Beaucoup d’entre elles s’interrogent sur les circuits courts, l’éducation…
Avec une autre agglomération qui s’intéresse à son agriculture périurbaine, on observe un potentiel de consommation locale sous exploité, mais le problème est d’arriver à amener ces produits-là au centre-ville. Et ce qui bloque est souvent la réponse à des questions simples telles que : qui défait les palettes de carottes et les mélange aux courgettes ? Qui transporte les cagettes ? Où sont-elles stockées ? En effet, estime-t-elle, « concernant les circuits courts, le nœud est toujours la question logistique ».
Beaucoup de collectivités veulent introduire les produits locaux dans les cantines et un logiciel, Agrilocal, a été créé pour mettre en relation les cantines des collèges avec les agriculteurs locaux et passer des commandes au quotidien. Mais là aussi la logistique est le nœud de l’efficacité.
Un sujet à la fois intime et angoissant
Il y a un grand besoin de parole et de partage autour des questions que chaque personne se pose sur son alimentation. Entre manger bio, local et végétarien, que privilégier ? « Nous recevons constamment une grande quantité d’informations contradictoires sur le sujet. Il y a une cacophonie. Il est important de ne pas compartimenter, en ne parlant que gluten, que bio ou que local, estime Charlène. Tout doit être pris de front, il faut sans cesse zoomer et dézoomer, faire le lien entre les thèmes, aider les mangeu-ses à retenir l’essentiel et à gagner en confort au quotidien ».
L’alimentation est un sujet à la fois intime et angoissant. Il y a, selon elle, un paradoxe, une contradiction entre une grande sécurité alimentaire dans nos sociétés actuelles, et une grande angoisse générée par l’alimentation. Il n’y a pas de famines dans nos contrées, mais une angoisse liée aux scandales de la vache folle, des lasagnes au cheval, etc.
Pour avancer, la culpabilité n’est pas une bonne auxiliaire. A l’inverse, le plaisir, les sens, la bonne compagnie peuvent être utilisés comme des moteurs pour un choix alimentaire éclairé. Parole de gourmande… en transition.
Guillaume Gamblin
(1) Ces expériences l’ont poussée à compléter sa formation par des études de santé publique, puis de psychologie.