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Debout, les damnées du nettoyage

Danièle Gonzalez

Des femmes de ménage exploitées relèvent la tête et gagnent à l’issue de luttes exemplaires. Cela se passe à Lyon, Marseille ou Paris, avec l’aide de deux organisations. Grand ménage parmi les injustices.

A Marseille, au cours de l’année 2016, a lieu une impressionnante série de 6 conflits sociaux victorieux, dans 6 hôtels du centre ville. Dans les 5 premiers, il s’agit de grèves durant jusqu’à 17 jours (au B&B Joliette), dans le dernier cas en revanche, à l’hôtel Suites Novotel, la Direction accepte de négocier avant d’en arriver à l’arrêt de travail. A Lyon, au centre commercial de la Part-Dieu, fin 2016, les femmes nettoyant les toilettes obtiennent satisfaction sur la plupart de leurs revendications à la suite de deux actions percutantes. Puis début 2017, ce sont les femmes de chambre de 7 hôtels qui se regroupent pour revendiquer et obtenir, sans avoir à faire grève, des avancées importantes. A l’évidence, il se passe quelque chose !

Les sales pratiques sociales du nettoyage

Et pourtant, le cumul des dominations (professionnelles, sociales, raciales, de genre) ne prédispose guère le secteur à une quelconque mobilisation. Les employées sont presque toutes des femmes, d’origine subsaharienne, cap-verdienne, comorienne, pour la plupart peu qualifiées, peu à l’aise en français et très précarisées. Elles ne font pas partie du personnel des hôtels ou du centre commercial qui, tous, sous-traitent le ménage. Les entreprises sous-traitantes qui les emploient, Samsic, Azurial et autre Acqua, soumises aux diktats de leurs donneurs d’ordre, sont des déserts syndicaux et des lieux d’exploitation que l’on aimerait dire d’un autre âge.
Les femmes sont payées à la chambre (moins de 2 euros la chambre), alors que le paiement à la tâche est illégal. Le secteur est ainsi un champion du « travail dissimulé » : le temps réellement travaillé (dont les temps d’habillage et d’organisation des tournées des chambres) n’est pas payé. Elles subissent aussi les temps partiels et horaires contraignants imposés, les plannings prévoyant 4 chambres par heure, chose impossible, le harcèlement des employées syndiquées... Au bout du compte, des femmes ayant travaillé 6 jours sur 7 sans aucun temps de pause se retrouvent avec quelques 500 euros par mois, des vies familiales compliquées, de graves détériorations de leur santé.

Les chariots toxiques des femmes de chambre

Le chariot d’une femme de chambre est un concentré de produits hautement toxiques. Ils peuvent irriter la peau et les yeux, affecter les voies respiratoires surtout quand ils sont sous forme de sprays. Ils peuvent aussi n’avoir que des effets insensibles, détectables seulement à long terme. Pourtant, nombre d’entre eux sont cancérigènes (et devraient être interdits...) et leurs effets additionnés démultiplient les risques. Les femmes de ménage, éprouvées d’abord par les douleurs articulaires et musculaires, ignorent ou refoulent ces risques. Les employeurs ne cherchant qu’à comprimer leurs frais tournent le dos aux produits alternatifs naturels. Il importe donc de souligner que, parmi les avancées obtenues par les femmes de chambre des 7 hôtels lyonnais, figure celle d’une convocation de chacune, pour une visite médicale, d’ici la fin de l’année 2017. 

Lutter, c’est gagner

Dispersées en mini effectifs, isolées, ignorantes de leurs droits, épuisées par un travail usant et souvent méprisées (si ce n’est pire, agressions verbales voire physiques ne sont pas rares), ce sont pourtant ces femmes qui relèvent la tête.

Que gagnent-elles par leurs luttes ? Dans tous les cas, fondamental, le paiement à l’heure et non plus à la tâche. Puis souvent une prime de panier, une 2e tenue professionnelle, une prime pour leur entretien ou une machine à laver sur le lieu de travail, l’instauration progressive d’un 13e mois, la mise en place d’un système d’auto-pointage qui obligera au paiement de tous les temps travaillés, la requalification sur la grille des emplois qui augmente un peu le salaire de base mais aussi l’estime de soi, puisque des capacités à organiser son travail de façon autonome sont reconnues. A côté des gains matériels, la dignité retrouvée fait aussi partie des acquis des luttes.

Ce qui a rendu possibles ces luttes ? La rencontre entre ces femmes fortes et deux organisations. La CNT-SO (Confédération Nationale du Travail Solidarité Ouvrière), décidant d’intensifier son action dans le secteur du nettoyage en Rhône-Alpes, associée à Lyon au ReAct (Réseau pour l’Action Collective Transnationale) (1). Elles visent le même objectif : par des luttes sociales victorieuses, démontrer les capacités des personnes à améliorer leurs situations mais aussi à modifier les rapports de force dans leurs entreprises, à se former, à retrouver du pouvoir. Cette ambition détermine tous les choix concrets d’action.

Faire converger les mobilisations

Les méthodes gagnantes passent par des actions sur le terrain, non violentes mais percutantes, très visibles (les piquets de grève devant les hôtels marseillais ne sont pas tristes !). Les luttes sont coordonnées sur plusieurs lieux pour créer un effet de dominos. Il s’agit aussi de sortir des cloisonnements imposés (entre personnels des différents hôtels, des différentes sociétés sous-traitantes etc.), d’impliquer un maximum de personnes au-delà de l’entreprise de nettoyage, de mettre en pratique la notion tant vantée de convergence des luttes.

Marielle, permanente au ReAct, explique : « Les femmes de ménage sont très peu nombreuses sur chaque lieu. Nos premiers efforts consistent donc à construire autour d’elles un collectif d’allié-es aussi fort que possible. Au centre commercial Part-Dieu, elles ont obtenu le soutien des agents de sécurité, de la CGT du centre, et pour nos deux actions, nous avons mobilisé nos réseaux : syndicats étudiants, partis de gauche, associations africaines, coordinations du type Nuit Debout, médias libertaires etc. Si bien qu’il y avait une cinquantaine de personnes actives autour d’elles lors des deux actions. D’abord un « shit-in » (2) devant les toilettes annonçant la grève avec tout le monde en couches-culottes. Puis un grand « balayage participatif » dans les allées du centre, en plein shopping de Noël, avec gants de plastiques roses, balais etc. »

Pas étonnant que les Directions du centre et de l’entreprise de nettoyage, Samsic, aient les deux fois accordé dans le quart d’heure les rendez-vous jusqu’alors refusés et répondent désormais aux courriers. Le rapport de force a clairement changé. Et, un peu partout, il semble que le fier message d’une pancarte brandie à Marseille a été bien compris : « Patron, nous sommes des femmes puissantes, crains nous ! »

Ne pas perdre de vue le but final : l’émancipation

Deuxième point crucial, toujours Marielle : « Il s’agit en permanence de résister à la tentation de faire à leur place, ce qui irait plus vite et donnerait peut-être de meilleurs résultats ponctuels dans les négociations. Mais notre but final est ailleurs, à long terme, dans l’émancipation des personnes. Alors on passe beaucoup de temps à préparer ensemble les négociations, elles s’entraînent. On fait des jeux de rôle où je joue un employeur coriace et elles, leur propre rôle. Je leur donne des trucs « posez toujours des questions : pourquoi, quand  ». Et ça donne par exemple que Adilma, d’origine comorienne, qui nous disait ’moi je ne sais pas assez bien parler’ [pour être porte-parole de ses camarades] a été époustouflante en négociation  ». Dominées en tant que femmes, immigrées, au bas de l’échelle sociale, les femmes de ménage ont pourtant du pouvoir et le révèlent par le fait de se dresser ensemble pour leurs droits. C’est aussi simple, aussi difficile, aussi ambitieux, aussi efficace que ça.

Chaque lutte est pensée aussi comme occasion de formation et étape sur le chemin de l’émancipation. Action après action, les femmes reprennent confiance en elles, apprennent à mieux s’exprimer en français, à déchiffrer les arnaques sur leurs fiches de paie. Elles découvrent leurs droits, le syndicalisme, rencontrent des personnes solidaires et sortent de leur isolement social. Tout n’est pas gagné mais les potentiels révélés et les acquis sont énormes, aux plans personnel et collectif. Camille, permanente CNT-SO à Marseille observe que « Ces femmes, quand elles ont surmonté la peur initiale de la grève et se sont lancées, ensuite, elles ne lâchent plus ».

Et de fait, même après des succès appréciables, la vigilance se maintient, les actions continuent (nouveaux courriers de revendications, nouvelles réunions...). Chaque nouvelle manœuvre des employeurs pour léser les salariées relance une dynamique d’analyse, de discussion et de remobilisation. Ainsi quand la Direction de l’Appart’City de Lyon-Caluire déclare vouloir accorder tel avantage mais... à partir de deux ans d’ancienneté seulement, ou... seulement pour les temps pleins, Florina et ses camarades ne s’y trompent pas : « on veut pour tout le monde  ».

Fast-foods, hôtels de pacotille, centres commerciaux... les hyper-lieux (3) de la consommation et du gaspillage sont aussi ceux de l’exploitation et du mépris. Raison de plus pour les déserter et se tourner vers une société sans eux. Dans ces secteurs comme dans d’autres, des alternatives respectueuses de la planète et des personnes généreraient moins de profits financiers mais davantage d’emplois et d’utilité sociale.

Danièle Gonzalez

(1) Dans la lignée de l’anarcho-syndicalisme, la CNT-SO, issue en 2012 de la scission de la CNT, se présente comme un syndicat de lutte de classe, indépendant et révolutionnaire. Il est implanté dans les secteurs d’emplois les plus dégradés (hôtellerie, tourisme, nettoyage, bâtiment) ainsi que dans l’éducation et la culture. www.cnt-so.org
Le ReAct, Réseau pour l’Action Collective Transnationale, est né en 2010 de la volonté de se porter aux côtés des personnes les plus exploitées, notamment au sein des multinationales. Il aide au renforcement des organisations syndicales locales partout où elles existent, en particulier pour déployer leur action au niveau mondial. www.projet-react.org
Voir article dans Silence n° 446, juin 2016
(2) Jeu de mot sur sit-in, la forme de manifestation bien connue qui consiste à s’asseoir à un endroit donné et shit, merde en anglais.
(3) Selon l’expression de Michel Lussault, Hyper-lieux. Les nouvelles géographies de la mondialisation, Seuil, 2017

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