Le débat est nourri par les interventions de trois personnes venant d’univers professionnels très divers. Laurence Raineau, économiste et philosophe, Paris 1 Panthéon-Sorbonne, spécialiste des questions environnementales ; Michel Schweizer, chorégraphe et metteur en scène ; Gwennyn Tanguy, ingénieure énergéticienne, et "ambassadrice" du scénario NégaWatt.
Il est introduit par Bruno Charles, élu EELV, vice-président de la métropole de Lyon : "Avec 12 millions de personnes en situation de précarité énergétique, c’est un Français sur cinq qui est touché, preuve que le système énergétique actuel non seulement consomme les ressources non renouvelables dont seront privées les générations futures mais ne répond même pas à l’objectif pour lequel il a été créé de fournir à chacun suffisamment d’énergie pour vivre"
On a besoin d’imaginaires positifs
L’élu écologiste enchaîne : "La politique ne parle pas à la raison, c’est l’art de la persuasion et de la création d’identités collectives. Dans le monde politique, ce sont les mots qui créent la réalité. Et les mots renvoient à des imaginaires, à des émotions voire malheureusement à des pulsions". Or en matière d’écologie, l’imaginaire est négatif, c’est celui des informations et des prévisions accablantes. "Pour convaincre, il ne suffit pas, comme les écologistes s’entêtent à le faire, de parler à la raison, alors que ça se joue ailleurs ». Il faudrait prendre ses distances avec le catastrophisme ou les termes qui ne font pas rêver, celui de décroissance par exemple. Il faudrait trouver des arguments pour montrer que la sobriété est un facteur de liberté. Développer un imaginaire positif. Dans les pays d’Amérique du Sud, les débats autour du "bien vivre" et de la "conscience globale" sont vécus de manière optimiste. "Il faut abandonner le rôle de porteur de mauvaises nouvelles et proposer un projet de société concret, qui donne envie et fierté".
Rendre concrets les problèmes cachés ou lointains
Là où le discours de l’écologie politique échoue, le théâtre pourrait-il mieux réussir à faire travailler les imaginaires de la transition ? C’est l’un des enjeux des spectacles de Michel Schweizer qui raconte avoir fait danser un vieux danseur étoile de 70 ans éclairé par des spots alimentés par des cyclistes amateurs : il voulait interroger sur le corps qui se consume, sur les possibilités d’autonomie énergétique, sur la solidarité entre générations… Et baisser un peu le coût énergétique du spectacle ! Son nouveau spectacle, « Primitifs », aborde la question du devenir des déchets nucléaires : quel message et quelles informations transmettre aux générations futures au sujet de tout ce qui sera enfoui sous terre et dans le refoulé de nos consciences ? Car, autre exemple, nous évacuons aussi de nos esprits les dangers, cachés mais bien réels, des datas centers. Nous savons qu’ils constituent une menace mais, comme pour le nucléaire, nous continuons à l’utiliser en cherchant à oublier ce que nous faisons. « Mais chaque fois que je fais ça, je ne m’aime pas. Et que produit sur nous le cumul de tous ces « je ne m’aime pas ». Et si on arrêtait l’électricité pendant deux heures dans le monde entier pour que les gens découvrent ce qu’ils peuvent faire pendant ce temps ?"
Laurence Raineau rejoint aussi la question de l’invisibilité des problèmes énergétiques. Elle parle de distanciation. Depuis un siècle, la question de l’énergie s’est distanciée de nous. Auparavant, nous devions aller chercher le combustible pour nous chauffer, l’eau pour nous laver… maintenant, il y a des interrupteurs et des robinets. Or, "plus c’est loin et plus on consomme sans s’en rendre compte. L’électricité est une énergie encore plus abstraite que les autres". Les questions climatique et de biodiversité se heurtent aussi à cette question de la distanciation. Là encore, il ne s’agit pas de s’adresser à la raison (nous savons que nous consommons, et consommons trop) mais de rendre notre consommation sensible, tangible, palpable.
Le local, c’est aussi un pouvoir de faire
Elle distingue deux approches de la transition.
1 - l’approche misant sur l’innovation technologique présupposant qu’avec une nouvelle technique on peut résoudre les problèmes posé par la précédente. Cela donne la géo-ingénierie (2), ou le remplacement des centrales nucléaires et thermiques par des grandes centrales solaires ou éoliennes, avec comme idée de fond de ne pas remettre en question nos modes de vie.
C’est une approche segmentée, sans vue globale, qui n’intègre pas les questions sociales, et au final ne fait que déplacer les problèmes dans le temps (comme quand on promeut le nucléaire pour limiter le CO2).
2 - l’approche socio-politique présuppose que les pratiques changent la société. Cette approche va conduire à une démarche décentralisée, des initiatives locales pour aller vers l’autonomie énergétique. La réappropriation citoyenne de la question de l’énergie relie consommation et production. Prendre conscience de l’impact de nos actes favorise une pluralité de réponses, cela questionne sur les valeurs. En réfléchissant sur la consommation, on va davantage mettre l’accent sur les économies, l’efficacité, des techniques moins sophistiquées…
Alors qu’avec l’approche technologique je me sens impuissant-e, avec l’approche socio-politique, je peux agir. Ainsi "le local n’est pas seulement une conviction écologique, c’est également un pouvoir de faire". C’est miser sur l’espoir qu’à un moment donné on atteigne une "masse critique" suffisante pour que tout le système bascule. L’approche locale a toutefois aussi des limites : elle limite les solidarités, contrairement à la centralisation qui permet que l’énergie soit au même prix pour tous.
Et se pose toujours la difficulté de convaincre que le changement peut être positif et pour cela d’aborder les choses par un autre biais que celui de l’argumentation rationnelle. Laurence Raineau donne l’exemple de gens de l’aéronautique qui suivaient avec passion le tour du monde de l’avion solaire Solar Impulse. En les interrogeant, elle a découvert que c’était la possibilité de voler en silence qui les faisait rêver et non l’absence de carburant.
Amortir la chute et se préparer à un nouveau monde
Gwennyn Tanguy évoque le Scénario NegaWatt (3) qui repose sur trois piliers l’efficacité, la sobriété et l’autonomie énergétique avec les renouvelables… en partant de ce qui existe déjà. Ce qu’il propose est théoriquement facile à mettre en œuvre, plutôt agréable et pourtant cela bloque parce que les lobbys industriels ne veulent pas se remettre en cause. Cela pose la question de la démocratie. Le Scénario NegaWatt s’adresse au haut de la société, à partir des exemples qui existent déjà au plan local. Il ne faut pas opposer les démarches par le haut et par le bas, mais plutôt essayer de voir comment elles s’enrichissent mutuellement.
Le Scénario NegaWatt illustre une façon de sortir des discours catastrophistes, « il me fait un bien fou ». Le changement à l’oeuvre relève du changement de civilisation et, avec ou sans effondrement, il ne pourra pas être achevé du jour au lendemain. Gwennyn Tanguy rappelle que la "Renaissance après le Moyen-Age a pris un siècle et demi".
Selon elle, l’effondrement va se produire ne serait-ce que parce rien n’est sérieusement fait pour limiter notre consommation alors que la biodiversité disparaît très vite. Mais plutôt que d’essayer d’éviter la chute, il vaut mieux essayer d’amortir la chute et se préparer à un nouveau monde : « La fin du monde, même pas peur » (4). Le mouvement des Villes en transition montre la voie : développement des modes de vie sobres et efficaces, amélioration de la résilience locale, vision positive du changement.
Elle vit dans un chalet en Savoie, conçu pour être très économe. Ses voisins ne voyaient pas l’intérêt de pousser autant l’isolation… Mais maintenant qu’elle ne rentre que deux stères de bois par hiver contre dix pour les voisins, le discours de ces derniers a changé. Elle est venue pour le débat en train parce que c’est plus économe en énergie. Cet argument ne fait pas envie. On peut en mettre d’autres en avant : la possibilité de se reposer, lire, faire des rencontres…
Vision positive du changement ? Encore une histoire d’arrêt de l’électricité. Lors d’une panne d’électricité en 2013 sur une partie des Etats-Unis, de nombreux appels ont été enregistrés par les services de secours parce que les gens voyaient dans le ciel une grande traînée blanche. En fait c’était la voie lactée, invisible la plupart du temps du fait de l’abus d’éclairage au sol. Limiter l’éclairage la nuit ne fait pas qu’économiser l’énergie, cela nous ouvre aussi sur l’univers ! Pour ouvrir les imaginaires de la transition, n’est-ce pas fantastique ?
Michel Bernard
• Théâtre Nouvelle Génération, 23, rue de Bourgogne, 69009 Lyon, tél : 04 72 53 15 15, www.tng-lyon.fr
• Hespul, 14, place Jules-Ferry, 69006 Lyon, tél : 04 37 47 80 90, www.hespul.org. La conférence peut être regardée sur ce site.
(1) Nous avons consacré un dossier à ce sujet : Renverser nos manières de penser, n°433, avril 2015.
(2) La géo-ingénierie regroupe les techniques visant à contrôler le climat à l’échelle de la planète et au-delà. Capture du CO2 de l’atmosphère pour l’enfouir au fond des océans ou des couches géologiques et réduction du rayonnement solaire capté par la Terre en font partie. Cf le « 3 questions » à ce sujet dans le numéro de Silence n° 455, avril 2017.
(3) Le scénario Négawatt, élaboré par les experts indépendants de l’association du même nom, est un exercice prospectif détaillé de transition énergétique. Il affirme la possibilité du 100% renouvelable dès 2050... à condition de se mettre en mouvement tout de suite.
(4) Titre de la conférence gesticulée que Gwennyn Tanguy présente parfois