Article Femmes, hommes, etc. Monde

Souffrances invisibles des femmes au travail

Irène Kaufer

Généticienne de formation, professeure à l’Université du Québec à Montréal, Karen Messing s’est intéressée aux conditions de travail qui rendent les gens malades. Descendant de son piédestal de scientifique, elle a eu cette attitude révolutionnaire : écouter les personnes concernées, en particulier les ignoré-es en bas de l’échelle sociale, dont une majorité de femmes.

Elles sont caissières, nettoyeuses, aides-soignantes. Elles portent des charges lourdes, doivent travailler debout sans pouvoir bouger à leur guise, ou se rendre presque invisibles pour ne pas déranger. Ces efforts physiques sous-estimés, ces postures inconfortables, cette discrétion imposée se cumulent pour renforcer les effets négatifs sur leur santé. Parfois il suffirait de peu pour améliorer leurs conditions de travail. Mais pour cela, il faut d’abord identifier et visibiliser les problèmes, et ce n’est pas gagné...

Compétences méconnues

Prenons Nina, dont la tâche consiste à nettoyer les toilettes des trains dans une gare parisienne. Chaque jour, traînant avec elle un seau (inutilement) lourd, elle parcourt plus de 20 kilomètres pour s’occuper de quelque 200 cabines, où rien n’est conçu pour lui faciliter la tâche : elle est obligée de s’agenouiller et de se contorsionner pour atteindre les recoins, et le peu de temps dont elle dispose l’amène à nettoyer le sol avec les pieds tandis que ses mains s’affairent ailleurs... Après avoir étudié tous les éléments de ce travail, une équipe d’ergonomes, dont fait partie Karen Messing, remet une série de recommandations à l’entreprise de nettoyage, aux syndicats et à la SNCF. Un rapport qui vaut à ses autrices un franc succès, des invitations pour des exposés et des publications dans des revues savantes, devenant même une référence pédagogique en ergonomie. Mais lorsque deux ans plus tard, Karen Messing retourne voir Nina, elle constate que rien, absolument rien n’a changé.
La non-reconnaissance des compétences dans des emplois réputés « non qualifiés » sert souvent à justifier des rémunérations très basses, mais elle peut aussi aggraver la pénibilité du travail. Prenons un boulot de serveuse : ça n’a pas l’air très compliqué. Durant ses études, Karen Messing a brièvement exercé cette fonction. Elle reconnaît très modestement n’avoir jamais été capable de jongler avec plus de deux commandes à la fois, alors que ses collègues plus expérimentées géraient le double, en développant des stratégies parfois complexes pour limiter leurs déplacements. Mais aussi, note-t-elle, « savoir répondre aux remarques sexuelles était une autre compétence méconnue des serveuses qui devaient trouver le juste équilibre entre chaleur humaine et distance personnelle, que les clients soient contents et qu’ils restent polis. » Un équilibre d’autant plus délicat quand les salaires sont bas et que le pourboire, dépendant du bon vouloir de chacun-e, constitue un complément indispensable...

À l’écoute des gens

Mais ces compétences sont ignorées dans la littérature courante en ergonomie. Avec beaucoup d’humour, Karen Messing dénonce la façon dont ces scientifiques s’intéressent d’abord à des situations qui pourraient les concerner personnellement : dans la restauration, le bien-être de la clientèle passe avant celui des personnes qui la servent ; les méfaits de la station « debout immobile » sont mieux compris pour les visiteurs/euses des musées que pour les caissières.
Tous ces exemples très concrets sont cités dans le livre de Karen Messing dont le sous-titre explique la démarche : « Les souffrances invisibles. Pour une science du travail à l’écoute des gens  ». Non seulement Karen Messing écoute les gens, mais elle n’hésite pas à s’impliquer personnellement. Elle raconte son propre cheminement, les obstacles auxquels elle s’est heurtée pour obtenir des subventions ou simplement intéresser des collègues à ses recherches, sans cacher ses propres limites et maladresses, qu’elle a dû apprendre à dépasser. De tout cela, nous avons discuté avec elle.

Irène Kaufer

Karen Messing : « Franchir le fossé empathique »

Vous êtes généticienne de formation. Comment passe-t-on de la génétique aux conditions de travail des caissières ou des nettoyeuses ?

Au départ, je travaillais sur l’effet des radiations sur les travailleurs d’une raffinerie de phosphate. C’est la centrale syndicale qui a contacté l’université qui m’a contactée à son tour, comme l’une des spécialistes des dommages génétiques des radiations. Plusieurs de ces travailleurs avaient des enfants avec de graves problèmes de santé. Cette expérience m’a amenée à m’intéresser d’une façon beaucoup plus large aux effets des conditions de travail sur la santé, et je suis partie en France suivre une formation d’ergonome.

Vous racontez vos difficultés à intéresser vos collègues. Vous évoquez à plusieurs reprises dans votre livre un "fossé empathique". Que voulez-vous dire par là ?

Je veux parler de la difficulté de compréhension des classes supérieures par rapport aux classes inférieures. Ces gens n’ont jamais exercé d’emploi subalterne, ou alors quand ils étaient étudiants, et ils se sont empressés de l’oublier. Ils sont incapables de voir les exigences, les contraintes de ces postes de travail.
S’il y a plus de femmes qui franchissent ce fossé – même s’il y a aussi des hommes – c’est sans doute parce qu’en tant que scientifiques, elles ont déjà connu elles-mêmes davantage de difficultés. Et elles sont plus sensibles au travail peu reconnu, peu rémunéré, souvent occupé par des femmes.

En effet, alors que vous êtes partie d’une usine qui employait principalement des hommes, les travailleurs que vous observez sont le plus souvent des travailleuses : vendeuses, nettoyeuses, aides-soignantes, enseignantes...

La pénibilité au travail est plus visible pour les hommes, c’est même une exigence pour eux d’accepter des postes difficiles, de porter des charges lourdes, d’être exposés à des produits dangereux, d’être courageux... Par contre, le travail des femmes n’est pas perçu comme pénible : être debout toute la journée sans pouvoir bouger librement, faire un travail répétitif, devoir se débrouiller avec des horaires changeants, ce n’est pas considéré comme dangereux pour la santé. C’est pourquoi il me semble important de rendre ces souffrances visibles.

Propos recueillis par Irène Kaufer

Axelle

Cet article a été publié à l’origine sous une forme légèrement plus longue dans le n° hors-série n°195-196 d’Axelle, mensuel féministe belge indépendant édité par l’asbl (association) Vie féminine depuis 1998. Une revue de qualité qui porte un regard humain, critique et constructif sur la société au prisme du féminisme. Axelle, 111, rue de la Poste, 1030 Bruxelles, Belgique, www.axellemag.be

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