Il est communément admis que la démocratie, de par son étymologie et ses principes, nous viendrait tout droit de l’antiquité athénienne, après un long oubli puis sa redécouverte par les Lumières du 18e siècle. Francis Dupuy-Déri range cette conception au rayon des mythes, et considère ce lien fait avec Athènes comme faux à double titre. Premièrement parce que l’on retrouve plusieurs traces de fonctionnement démocratique au cours du Moyen-âge (1), ensuite parce que les régimes dits démocratiques issus des révolutions française et américaine ont peu à voir avec le modèle athénien.
Un terme infamant
En se plongeant dans les textes, discours et correspondances personnelles des pères fondateurs de ces régimes, Francis Dupuy-Déri s’aperçoit que leurs auteurs, bien loin de se revendiquer démocrates, utilisent même ce terme péjorativement pour discréditer, voire dénigrer leurs adversaires. Car au 18e siècle, le « démocrate » est celui qui est du côté des pauvres, revendique un partage plus égalitaire des richesses et aspire à une transformation radicale du système politique. Les élites politiques qui se trouvent être directement issues de l’élite financière se sentent forcément menacées par de telles velléités et œuvrent donc pour un régime qui ne soit surtout pas démocratique. D’ailleurs, le terme n’apparait pas une seule fois dans la Constitution américaine de 1787.
Populisme et communication politique
Le retournement sémantique ne survient que deux générations plus tard. Revoyant sa stratégie après son un échec à l’élection présidentielle américaine de 1824, Andrew Jackson (2) sera le premier candidat aux élections à utiliser ce terme parce qu’il parle aux classes moyennes et aux pauvres, ce qui lui permet de se présenter comme un défenseur des petites gens contre les aristocrates, l’élite. Il fait le pari que l’adoption de ce vocabulaire va permettre de faire travailler un imaginaire en sa faveur. Le remaniement de son discours contribuera en partie à lui faire gagner l’élection suivante. Nous voilà en pleine stratégie de communication politique : le populisme est né. Dix ou quinze plus tard, la plupart des personnalités et formations politiques américaines finissent par se revendiquer démocrates, au point de débattre de qui sont les vrais démocrates et qui sont les usurpateurs. Tous ont néanmoins bien conscience qu’il s’agit d’un jeu de dupe rhétorique pour séduire les électeurs.
Le retournement sémantique s’opère aussi en France
En France, certains penseurs voyagent (notamment de Tocqueville avec son « De la démocratie en Amérique ») et témoignent de ce qui se passe dans le Nouveau Monde. Parmi les courants politiques qui s’affrontent dans le camp républicain sous la Restauration, certains républicains radicaux « proto-socialistes » vont également adopter ce terme et qualifier leur projet de république démocratique et sociale, justement pour se démarquer de ce que veulent les autres républicains. Par ailleurs, la monarchie interdit pendant les années 1820-1830 l’usage public du terme « république », jugé subversif. Le terme de démocratie gagne en popularité de ce fait.
Les textes contemporains de la Révolution de 1848 révèlent qu’en France, le terme de démocratie est, comme aux Etats-Unis, désormais approprié et revendiqué par tous, au point que le socialiste Blanqui écrira « Qu’est-ce donc qu’un démocrate ? [...] Quelle opinion ne parviendrait pas à se loger sous cette enseigne ? Tout le monde se prétend démocrate, surtout les aristocrates. »
Le changement est total. Le terme change non seulement normativement, c’est à dire au niveau du jugement qui lui est associé, mais également quant à ce qu’il désigne, puisqu’il ne renvoie plus à un système où le peuple délibère directement en assemblée, mais à un système où les citoyens n’ont guère que le droit de désigner périodiquement leurs représentants par voie électorale.
Spinoza, Rousseau et Montesquieu, pour ne citer qu’eux, distinguaient l’élection de la démocratie. Pour eux, voter pour désigner des maîtres revenait à considérer que nous ne sommes pas tous égaux. Estimer que dans une société bien ordonnée les décisions doivent être prises par les membres de l’élite les mieux éduqués, seuls à même de prendre les bonnes décisions en faveur de l’intérêt général est en soi une démarche aristocratique. Dans les régimes modernes, issus des révolutions américaine et française, c’est simplement une aristocratie élective qui a remplacé l’aristocratie héréditaire.
Plus tard, au 20e siècle, le terme de démocratie a été également largement dévoyé en raison de l’appellation « République démocratique » adoptée par de nombreux régimes communistes autoritaires, où le pouvoir est concentré entre les mains d’une élite bureaucratique.
Que faire, une fois que l’on a pris conscience de ce retournement sémantique ? Il nous revient peut-être tout d’abord de renoncer à l’utilisation du terme de démocratie pour qualifier notre système représentatif oligarchique, et d’appeler celui-ci par ce qu’il est vraiment. Mais le terme de démocratie n’est peut-être pas à abandonner pour autant. Son sens a été dévoyé pour coller à la réalité du système en vigueur. A nous de faire évoluer le système en cours pour le faire coller au sens véritable du mot démocratie.
En attendant, soyez les bienvenu-e-s à bord de la « démocratie », donc. N’oubliez pas de montrer votre bulletin de vote à l’embarquement.
Source : F.Dupuy-Déri, Démocratie. Histoire politique d’un mot aux États-Unis et en France, Lux 2013.
(1) De nombreux villages fonctionnaient de façon auto-gestionnaire avec des assemblées d’habitants réunies périodiquement. La communauté d’habitants d’un village donné est alors une entité juridique qui gère les terres et équipements communaux (bois, moulin, puits, étang...). Ces villages n’ont quasiment pas de contact avec le roi. Ils lui versent un impôt, mais n’obtiennent pas de « service public » en échange.
(2) Fondateur du Parti démocrate américain en 1828 et 7e président des Etats-Unis, de 1829 à 1837.