Ce jeudi 9 août 1956, elles sont 20 000 femmes majoritairement noires à manifester devant le siège du gouvernement sud-africain à Pretoria. Elles s’opposent à une loi qui oblige à posséder un « pass », un laisser-passer, pour circuler dans les quartiers blancs. Pour ces femmes dont beaucoup sont domestiques dans les familles blanches, ce pass est une aliénation supplémentaire. « Le pass fait de nous des esclaves », peut-on lire sur les pancartes qu’elles portent devant les fenêtres du premier ministre. Une manifestation de cette ampleur en plein contexte d’apartheid ne se décide pas du jour au lendemain, elle montre la capacité d’organisation de femmes qui ont lutté depuis longtemps contre le racisme et le sexisme dont elles sont victimes. Dès 1913, les femmes de l’État d’Orange avaient manifesté contre des lois raciales et Charlotte Maxeke, enseignante et missionnaire, avait fondé la même année la Ligue des femmes bantoues, qui intègrera l’ANC (Congrès national africain) pour devenir la Ligue des femmes de l’ANC. On y retrouve de nombreuses militantes et syndicalistes qui participeront en 1954 à la création de la Fédération des femmes d’Afrique du Sud (FSAW) dont la charte dit : « Nous femmes d’Afrique du Sud, épouses et mères, Africaines, Indiennes, Européennes et Métisses déclarons notre objectif de combattre pour l’abolition de toutes les lois, règlements, conventions et coutumes qui nous discriminent en tant que femmes ». Albertina Sisulu, infirmière et sage-femme, Helen Joseph, anglaise qui travaille pour le syndicat du textile, et Lilian Ngoyi, ouvrière et syndicaliste du textile, font partie de celles qui vont organiser cette Women’s March.
« Nous sommes celles que nous attendions »
Le jour n’est pas choisi au hasard : la marche a lieu un jeudi car c’est un jour traditionnellement chômé pour les domestiques, ce qui permet à de nombreuses femmes d’être présentes. Elles viennent avec leurs enfants et l’on voit même certaines venir avec les enfants blancs de leurs employeurs. Les défilés ayant été interdits, elles arrivent par deux ou trois dans les jardins des Union Buildings. Une femme raconte : « Toutes les femmes étaient silencieuses. 20 000 femmes debout là (…). Quel spectacle si calme et tant de couleurs, beaucoup de femmes en vert, jaune et noir et les femmes indiennes dans leurs saris chatoyants ! (…) Nous sommes restées debout en silence pendant une demi-heure. Toutes, le poing levé, silencieuses, à peine si les bébés pleuraient. (…) Et puis Lilian a commencé à chanter et nous avons toutes chanté avec elle ».
Cette présence massive et silencieuse des femmes n’a pas suffi à renverser immédiatement l’apartheid, mais la marche de Pretoria n’est pas restée sans écho. June Jordan, poétesse et militante états-unienne, a écrit dans un poème à propos de cette marche : « Nous sommes celles que nous attendions ». En janvier 2017, de nouveau une Women’s March mondiale a vu des femmes se rassembler pour résister aux politiques racistes et sexistes de Trump, de nouveau des personnes sont empêchées de circuler librement à cause de leurs origines. Puissions-nous hériter du chant des femmes noires d’Afrique du Sud !
Isabelle Cambourakis
En novembre 2015, Silence a publié une grande affiche couleur intitulée "100 dates qui construisent nos luttes féministes aujourd’hui". Chaque mois, cette chronique permet de revisiter une date du féminisme.