Au cours des cinq dernières années, ce ne sont pas moins de 1,2 millions de chômeur-ses supplémentaires qui ont été enregistré-es en France, soit un rythme moyen de 20 000 par mois. Et ce n’est que la partie visible de l’iceberg, car à ces chiffres effarants — qui ne traduisent que l’augmentation du « stock » de chômeuses inscrit-es —, s’ajoute le nombre de personnes qui arrivent en fin de droit et sortent ainsi des statistiques du chômage.
A mauvaises questions, mauvaises réponses
Pourtant, le débat sur le temps de travail est, comme tant d’autres sujets socio-économiques, phagocyté par l’idéologie néolibérale, et peut se résumer à la question suivante : « Puisque nous sommes dans une période de crise économique historique, est-ce le moment de travailler moins ? » Cette question rhétorique, à laquelle la réponse attendue est évidemment négative, repose sur un raisonnement absurde : on pourrait réduire le chômage si les gens travaillaient davantage.
Il va de soi que les solutions ne viendront pas des élites économiques. Pourquoi chercheraient-elles à réduire le chômage de masse, quand celui-ci est l’instrument de chantage parfait pour faire pression sur le niveau des salaires et les conditions de travail ? L’argument avancé est que l’encadrement par la loi de la durée légale du travail dissuade les entreprises d’embaucher du personnel. Pourtant, on se demande bien pourquoi elles embaucheraient, dès lors qu’elles ont la possibilité de faire travailler plus longtemps leur personnel déjà en place. C’est encore et toujours le même argument de la compétitivité qui revient : si nous avons un chômage de masse, c’est que nous ne sommes pas assez compétitifs. Le problème est que ce raisonnement est sans fin : il y aura toujours un pays concurrent dans lequel les gens travailleront davantage et pour moins cher. Le seul résultat à attendre de cette voie est une spirale de moins-disant dans laquelle les travailleur-ses ont tout à perdre. Mais surtout, la compétitivité ne représente qu’un fragment du problème, car les délocalisations ne représentent qu’entre 10 % et 15 % des destructions d’emplois.
Voyage en terre inconnue
En vérité, le chômage endémique que connaissent les pays dits développés est essentiellement la résultante des gains de productivité colossaux qui ont été réalisés au cours du 20e siècle, particulièrement depuis les années 1970 avec les progrès de l’automatisation, de l’informatique, du numérique et de l’intelligence artificielle (1).
Ces progrès techniques ont permis de soulager l’humain de tâches dangereuses, fastidieuses ou avilissantes, mais, par la même occasion, ils ont rendu le travail humain de moins en moins nécessaire.
Cette révolution technologique est loin d’être achevée, et ne va aller qu’en s’amplifiant. Politiquement et socialement, il s’agit d’un voyage en terre inconnue. A partir du moment où le travail, ou plutôt l’emploi rémunéré, devient une « denrée » qui se raréfie, la question de son partage juste et équitable va inéluctablement se poser et devenir un enjeu crucial de cohésion sociale. Sauf à accepter l’idée d’une société hyperclivée où une minorité a une activité rémunérée, pour laquelle elle est prête à tout accepter, pendant que la majorité survit avec les minima sociaux, la solidarité familiale et son sens de la débrouille. C’est déjà le cap que suit notre société d’aujourd’hui : certain-es salarié-es accumulent les heures supplémentaires jusqu’à l’épuisement professionnel, pendant que d’autres font zéro heure et désespèrent de retrouver une activité.
Diminuer la durée des temps plein ou multiplier les temps partiels ?
Pour faire face au chômage de masse, les pays occidentaux ont déjà commencé à s’engager sur la voie du partage du temps de travail, mais selon des méthodes différentes. En France, on a choisi de réduire la durée du travail à temps complet par la voie légale. En Allemagne et dans d’autres pays du nord de l’Europe, ce sont les temps partiels qui ont explosé. Cette donnée est pourtant constamment occultée par la sphère politico-médiatique : l’Allemagne est, avec ses 5 % de chômage, inlassablement prise comme modèle à suivre en matière de politique économique. Mais derrière ce taux flatteur, la réalité est qu’en Allemagne, un travailleur-se sur quatre est à temps partiel, pour un temps de travail hebdomadaire de 18 heures en moyenne. En France, les contrats à temps partiel ne concernent qu’une personne sur six et ont une durée hebdomadaire moyenne de 23 h.
En réalité, quels que soient la durée légale du travail à temps complet et la proportion des temps partiels, la durée moyenne effective du travail est sensiblement la même dans tous les pays occidentaux (2).
Les 35 heures accusées de tous les maux
Encore aujourd’hui, les médias français et internationaux véhiculent volontiers l’idée selon laquelle les Français-es ne travailleraient pas assez, que les 35 heures seraient un de ces exotismes économiques ou exceptions culturelles dont la France a le secret, celle-ci récoltant de ce fait le chômage qu’elle mérite. Ne sont pas à une contre-vérité près ceux et celles qui ont intérêt à museler le débat et empêcher toute réflexion profonde sur le temps de travail et son partage.
Il est effectivement saisissant de voir à quel point les 35 heures sont instrumentalisées à des fins idéologiques et politiciennes. Il est vrai qu’au cours des années 1998-2000, le passage aux 35 heures a fait l’objet d’un débat mal conduit, que la réforme a été imposée plutôt que négociée, mal financée, et que certains secteurs d’activité y ont été mal préparés. En premier lieu, le secteur hospitalier, où les 35 heures ont considérablement désorganisé les services. Ensuite, tous les aménagements successifs de la loi ont créé plus de confusion qu’autre chose. Très rapidement, les 35 heures ont été accusées de tous les maux, comme d’effrayer les investisseurs, de brider la compétitivité des entreprises, d’augmenter le coût du travail et d’être, au final, l’explication toute trouvée du chômage de masse. Partant, elles sont également devenues l’épouvantail du débat politico-médiatique : la droite cherche à capitaliser sur leur effet repoussoir et la gauche réformiste renonce à s’engager davantage sur une voie qui ne lui rapportait que de mauvais résultats électoraux.
Des pistes pour avancer
Un rapport sur les politiques de réduction du temps de travail, réalisé par l’Inspection générale des affaires sociales, établit quant à lui le nombre de créations d’emplois à 350 000 entre 1998 et 2002. Il considère comme fragiles les arguments avancés pour contester ces chiffres, ainsi que ceux imputant aux 35 heures un effet négatif sur la compétitivité. En revanche, les politiques de recours au temps partiel menées entre 1993 et 2002 font l’objet, avec 150 000 créations seulement, d’un bilan plus mitigé. Le rapport souligne l’aspect contre-productif du recours aux heures supplémentaires en période de faible croissance, à cause des effets d’aubaine induits. C’est pourtant bien l’augmentation de la durée effective du travail qui est recherchée par tout le détricotage des 35 heures opéré depuis 2002, avec la loi travail de 2016 pour point d’orgue.
Ce rapport livre dix recommandations, qui tranchent également avec les orientations retenues par les gouvernements successifs. Elles portent sur des outils et des dispositifs tels que la retraite progressive, le plafonnement du temps de travail des cadres, le recours aux temps partiels avec majoration de salaire (80 % payés 90 %, ou 90 % payés 95 %), la participation collective des salariés à la détermination de leurs horaires, la création d’un congé de soutien familial ambitieux... Et également le redéploiement des exonérations de charges sociales afin d’inciter les entreprises à réduire le temps de travail de leurs employés de 10% Soit un passage à la semaine de 32 heures, en somme.
Nils Svanström
(1) Avec les progrès dans l’informatique et le numérique, tous les secteurs de l’économie sont désormais concernés, y compris des professions intellectuelles hautement qualifiées qui ne se sentent pas encore menacées, comme la finance, le droit ou la médecine. Une étude de chercheurs de l’université d’Oxford évalue en effet à 47 % la part des métiers qui seront touchés par l’automatisation dans les quinze prochaines années (The Future of Employment : How Jobs are Susceptible to Computerisation ?, 2013).
(2) En France, la durée légale du travail à temps plein est de 35 heures. Du fait des heures supplémentaires, le temps de travail effectif est en moyenne de 37, 4 heures. Lorsque l’on inclut dans le calcul les contrats à temps partiel, cette durée tombe à 34, 5 heures. Elle est de 34, 3 heures en Allemagne, 34, 6 heures en Suède, 35, 5 heures au Royaume-Uni, 33, 4 heures au Danemark, 30, 4 heures aux Pays-Bas... et 34, 4 heures aux Etats-Unis. Si l’on va encore plus loin et que l’on inclut dans le calcul les chômeurs, soit l’ensemble de la population active, la durée moyenne du travail est d’environ 30 h en France, contre 28 h en Allemagne. En d’autres termes, malgré leur taux de chômage respectif variant du simple au double, la France et l’Allemagne n’ont respectivement que 80, 2 et 83, 1 emplois à temps plein à pourvoir pour 100 personnes sur le marché du travail.
Avec deux CAP en poches, Bernard est recruté en 1977 dans une grosse société du secteur de l’énergie comme mécanicien fraiseur, à temps plein. A 35 ans, il prend une année sabbatique pour faire le tour de la Méditerranée en voilier, sa grande passion.
A son retour en entreprise, il demande une réduction progressive de son temps de travail, à 70 % puis à 60 % pour, tout simplement, prendre le temps de vivre. Son salaire réduit d’autant, il vit avec un peu moins d’un SMIC avec sa compagne et ses deux enfants, mais la question financière n’a pas été un problème : « On cuisinait plus de légumes et moins de viande ! »
Notons toutefois qu’aucune embauche n’a été réalisée par son employeur en compensation de son temps partiel : « J’étais passé sur un poste de logistique, domaine qui s’est fortement informatisé et automatisé. C’est cela qui a permis de faire le même boulot, en beaucoup moins de temps. »
Paradoxalement, c’est la loi relative à la réduction du temps de travail de 1998 qui l’a incité à augmenter son temps du travail car, avec une demi-journée de travail supplémentaire, il regagnait 20 % de son salaire ! Et c’est la perspective de la retraite qui l’a incité, en 2005, à demander un temps plein pour augmenter sa prime de retraite, le moment venu. Désormais entièrement maître de son temps, il se prépare à un départ en Corse, en voilier bien sûr.
LT
La fin de l’emploi, une chance ?
Dès les années 60, les économistes et sociologues tels que Jean Fourastier et Joffre Dumazedier (1) nous invitaient à réfléchir aux perspectives qu’offrait la réduction du temps de travail. En 1974, le philosophe André Gorz parlait de sortir de la civilisation du travail pour bâtir la civilisation du temps libéré. La progression de la productivité supprime en effet plus d’emplois qu’elle n’en crée. Et ce n’est peut-être pas une mauvaise nouvelle.
Se libérer du travail doit permettre de rétablir un nouvel équilibre entre travail rémunéré et activités productives non rémunérées, et pouvoir en permanence arbitrer entre niveau de consommation et degré d’autonomie, entre « avoir » et « être ». En somme, la fin de l’emploi est une chance pour l’écologie et la décroissance.
Plus récemment, Bernard Stiegler (2) a repris cette vision, en distinguant bien le travail et l’emploi. L’emploi permet de gagner un salaire mais n’a pas forcément de rapport avec nos aspirations personnelles, alors que le travail est ce qu’on développe en accomplissant une activité qui nous tient à cœur. LT
(1) Jean Fourastier, Les 40 000 heures, Robert Laffont, 1965 et Joffre Dumazedier, Vers une civilisation du loisir ?, Seuil, 1962
(2) « Sortir de cet immense processus de prolétarisation », Magazine Society, décembre 2015
Les bonnes raisons de réduire le temps d’emploi ne manquent pas. Nous avançons celle-ci, tirée des travaux de Juliet Schor (1) : bosser moins, c’est polluer moins. Pour nous, la question est donc : comment passer à l’action ? Sans attendre une nouvelle réduction du temps d’emploi, nous pouvons opter pour le temps partiel choisi, mais encore faut-il que le salaire le permette (un mi-temps au SMIC ne correspond pas à un mi-temps de cadre), et puis surtout, encore faut-il pouvoir y accéder. En effet, dans l’état actuel du droit, si vous ne relevez pas des quelques cas permettant un accès de droit au temps partiel, vous ne bénéficierez que d’un droit de demander ! Et votre employeur, lui, aura tout le loisir de refuser. C’est pourquoi la coopérative d’inactivité milite pour l’instauration d’un droit inconditionnel au temps choisi, accompagné d’une prime au temps partiel payée par l’entreprise, afin de lever les freins économiques pour les employés et d’éviter tout effet d’aubaine du côté des employeurs.
Baptiste Mylondo et Lilian Robin
www.cooperativedinactivite.org, contact@cooperativedinactivite.org.
Pour aller plus loin :
Livres :
• Non au temps plein subi – Plaidoyer pour un droit au temps libéré, Samuel Michalon, Baptiste Mylondo, Lilian Robin, Editions du croquant, 2013
• Einstein avait raison : il faut réduire le temps de travail, Dominique Méda et Pierre Larrouturou, l’Atelier, 2016
• Le Dernier qui s’en va éteint la lumière, Paul Jorion, Fayard, 2016
• L’intégrale de Gaston Lagaffe, Dupuis
Internet :
• https://collectif-roosevelt.fr. Collectif Roosevelt, créé en 2012 notamment par Stéphane Hessel, Edgar Morin, Susan George
• www.sortirdutravail.org, mine de réflexions et d’informations
• https://bizimugi.eu/travailler-une-heure-par-jour. Brochure Travailler une heure par jour, de Bizi
Radio :
La fin du travail, Les Pieds sur terre, émission du 26/04/2016, www.franceculture.fr