A partir des années 60 en France, des groupements de militant-es portent sur la scène publique des revendications relatives à l’accessibilité du milieu dit ordinaire. En 1964, le Groupement des intellectuels handicapés physiques (GIHP), fondé par l’étudiant tétraplégique Gérard Combez et quelques comparses de la faculté des sciences de Nancy, exige des aménagements du domaine universitaire et des moyens pour poursuivre leurs études dans des conditions décentes. Ce qui les caractérise peut-être encore davantage, à l’époque, est le fait qu’ils s’entraident et trouvent ensemble des solutions à leurs problèmes communs.
Auto-organisation et représentation par les pairs
En outre, les activistes du GIHP ont des positions politiques bien affirmées. Ils contestent l’idéologie médicale de la « réadaptation », critiquent les associations gestionnaires (1) et les modes de « prise en charge » conventionnels. Ils refusent d’ailleurs d’être « assistés » par des institutions spécialisées, imaginent et mettent en œuvre leurs propres solutions. Par exemple, ils créent un foyer médicalisé, puis développent une organisation de transports adaptés très reconnue pour se rendre devant les amphithéâtres, notamment.
Dans les années 70 des collectifs encore plus radicaux apparaissent : les « mouvements de lutte contre l’assistance ». Ils mettent en avant une compréhension politique du handicap et dénoncent le projet en cours des lois 1975 (2) car le principe de solidarité nationale qui les fondent est analysé par eux comme « un prétexte à l’institutionnalisation » des personnes handicapées. « Aujourd’hui, le système, avec la complicité d’autres organismes d’handicapés, nous ségrégue dans des ghettos (matériels et psychologiques) du début à la fin de notre vie (de l’école à l’hospice) », ont-ils expliqué. Nombre de ces militants estiment d’ailleurs que c’est en raison d’une inscription durable dans ces institutions que l’individu intériorise les caractéristiques d’une personne handicapée.
Le Mouvement de défense des handicapés (MDH) et le Comité de lutte des handicapés (CLH), entre autres, prônent l’auto-organisation et la représentation politique par les pairs. C’est pourquoi, très logiquement, ces mouvements se caractérisent par leur refus d’accepter en leur sein des militants valides (voir encadré). Ces derniers se voient néanmoins octroyer la possibilité de constituer des comités de soutien, mais sans possibilité de voter sur les objectifs, moyens et initiatives proposées lors des assemblées générales.
Le handicap comme fait politique
Un autre collectif militant français, le Groupement français des personnes handicapées (GFPH) (3), trouve son inspiration dans l’exemple d’un mouvement social américain. Aux Etats-Unis, le Mouvement pour la vie autonome (4) a été lancé par Ed Roberts, Judith Heumann et quelques autres étudiant-es handicapé-es de l’université de Berkeley, en Californie, dans les années 60. Cette philosophie s’est propagée rapidement à l’intérieur du territoire étasunien, a gagné le Canada dès le début des années 1980 et l’Europe à la fin des années 80.
En 1992, une première rencontre européenne autour des questions de la vie autonome a réuni 75 personnes en situation de handicap, provenant de 12 pays différents, au parlement Européen de Strasbourg. La résolution de Strasbourg fondant le Réseau européen pour la vie autonome, plus connu sous l’acronyme anglosaxon de ENIL (European Network for Independent Living), fut adoptée à l’unanimité.
Ce mouvement social considère le handicap comme un fait politique et non comme un phénomène biomédical. Il revendique le droit pour les personnes en situation de handicap de définir par elles-mêmes leurs besoins, de percevoir des allocations compensatrices permettant d’employer une aide humaine ou de couvrir les frais relatifs aux aides techniques sans imputation sur leurs revenus personnels, de s’autodéterminer comme tout un chacun, de mener leur vie en dehors des institutions spécialisées, de contrôler les organismes prestataires d’assistance, de participer pleinement au fonctionnement de la société, de contribuer aux débats concernant les politiques publiques relatives au handicap.
La diffusion de cette philosophie de la vie autonome sur le territoire français a inspiré diverses associations militantes telles que la Coordination handicap et autonomie (CHA) créée en 2002 (5).
De la peine à faire entendre leurs voix
Les collectifs français de pairs-représentants, s’institutionnalisant progressivement depuis les années 60, ont produit des positions argumentées sur les situations de handicap et sont aptes à les diffuser, à générer des alliances, à médiatiser le débat et à conquérir la reconnaissance des politiques. Ils présentent l’immense avantage d’énoncer un argumentaire construit par les sujets eux-mêmes. En ce sens, leur légitimité à représenter les personnes handicapées est difficilement contestable. Plus avant, leurs voix sont même un apport considérable et indispensable à une démocratisation du débat autour de la question du handicap.
Mais force est de constater qu’en France, aujourd’hui, ces militants en situation de handicap peinent à faire reconnaître l’importance de leurs perspectives reposant sur une expertise issue de l’expérience des situations de handicap.
La distinction entre les positions portées par les associations gestionnaires, les associations de parents et d’amis de personnes handicapées et celles des collectifs de personnes directement concernées sont encore peu identifiées et opérées par les instances politiques. Cet état de fait ne peut qu’interroger sur le statut réel accordé aux personnes handicapées de nos jours. Pourquoi cette population ne peut-elle pas, au même titre que de nombreuses autres, faire entendre sa voix et ses spécificités par et pour elle-même ? Par quoi cet état de fait est-il sous-tendu ? Par des représentations persistantes concernant une vulnérabilité et une incapacité inhérentes aux personnes handicapées ? Par un intérêt très limité accordé à une représentation politique plurielle distinguant les différents types d’acteurs et intérêts existants dans le champ ? En effet, ce constat questionne aussi sur le fonctionnement du processus démocratique en France : comment mettre en œuvre un dialogue social si toutes les parties ne sont pas reconnues pour ce qu’elles sont, et entendues ?
Cependant, à la décharge des politiques, il faut bien convenir que ces collectifs de pairs-représentants interpellent à plus d’un titre. Ils sont numériquement peu importants, reposent sur quelques leaders et rarement sur plus de quelques dizaines d’adhérents. Cette faiblesse du nombre des partisans peut interroger sur leur légitimité à représenter une population de plusieurs millions d’individus en France, cela sans procédure de consultation ni d’élection.
Eve Gardien
(1) Une association gestionnaire s’occupe d’établissements ou de services concernant les personnes handicapées (type foyers).
(2) Les lois du 30 juin 1975 fondent le principe d’une obligation de solidarité nationale vis-à-vis des personnes handicapées. Cette solidarité se décline, dans ces deux textes, essentiellement sous la forme d’un soutien au déploiement d’un secteur dit d’éducation spécialisée.
(3) Crée en 1993, le Groupement français des personnes handicapées (GFPH) est une fédération d’une dizaine d’associations et collectifs, présentant la caractéristique d’être inter-handicap. Ils promeuvent, entre autres, la pairémulation : accompagnement des personnes handicapées par d’autres personnes handicapées vers davantage d’autonomie en milieu ordinaire.
(4) Un collectif d’étudiants handicapés étasuniens, face à la pénurie de moyens pour vivre de façon autonome sur les campus et plus largement en milieu ordinaire, a élaboré un système coopératif autogéré de ressources pour la vie autonome.
(5) La Coordination handicap et autonomie (CHA) est composée très majoritairement de personnes en situation de « grande dépendance ». Elle a sa place dans de nombreux espaces politiques ou institutionnels — Conseil national consultatif des personnes handicapées (CNCPH), Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA), etc. —, où elle défend sa perspective de la vie autonome.
La controverse sur la place et la pertinence des personnes valides en termes de représentation politique des personnes en situation de handicap a émergé dès les années 70 en France, donc avant même la loi de 1975, loi d’orientation en faveur des personnes handicapées, considérée par le Mouvement de défense des handicapés (MDH) et le Comité de lutte des handicapés (CLH) comme une mise à l’écart organisée et cautionnée implicitement.
Cette question n’a pas eu pour conséquence générale un rejet unilatéral des personnes valides, mais bien une discussion sur les modalités de leur participation aux luttes politiques relatives à la défense des intérêts des personnes handicapées.
Un collectif de pairs-représentants est constitué des personnes handicapées qui façonnent collectivement une perspective relative à leur(s) situation(s). Ils représentent leurs pairs dans divers espaces publics, citoyens, politiques ou institutionnels. Ces collectifs soutiennent le principe d’une représentation politique par et pour les personnes handicapées au nom de leur expertise issue de l’expérience directe des situations de handicap.