Silence : La forêt s’étend-elle en France, comme on l’entend souvent dire ?
Gaëtan du Bus de Warnaffe : La croissance de la forêt a été une réalité forte pendant 150 ans, jusqu’en 2009. Au milieu du 19e siècle, il n’y avait que 10% de forêt en France, avec une population rurale dense et une industrie qui se développait principalement grâce à l’énergie du bois. La forêt surexploitée, ce n’est pas récent (1) ! Puis elle a regagné du terrain, jusqu’en 2009, pour atteindre 28% du territoire (2). Cet accroissement s’est fait naturellement sur des parcelles agricoles abandonnées, lorsque l’agriculture s’est concentrée sur les zones les plus faciles d’accès et les moins pentues.
Après la Première Guerre mondiale, la forêt a été fortement exploitée car l’industrie avait besoin de bois pour les mines. Après la Seconde Guerre mondiale, elle a été encore plus exploitée car les industries du papier, de l’emballage, de l’ameublement, de la construction... avaient fortement besoin de bois.
« Avec les arbres, quand on change, c’est pour longtemps »
Pour alimenter l’industrie, l’Etat a créé en 1948 le fonds forestier national (FFN) afin d’augmenter la surface de forêts en incitant au reboisement en résineux dans les zones de moyenne montagne et les zones agricoles abandonnées. Cette politique est restée en vigueur jusqu’à la fin du 20e siècle. En 50 ans, on a donc beaucoup reboisé, mais en délaissant les essences feuillues. On a reboisé en résineux sur des friches et landes mais aussi en remplaçant des forêts de feuillus, ce qui a changé fortement le paysage forestier de la France. Pourtant, quand on parle de « forêts », ce qu’on imagine, c’est une forêt diversifiée, un sous-bois verdoyant, des chemins buissonnants… On ne pense pas à une monoculture de pins bien droits plantés en rang d’oignons !
Dans ce contexte, peut-on dire que la forêt se porte bien aujourd’hui en France ?
Gaëtan du Bus de Warnaffe : Certaines, oui, mais beaucoup d’autres, non. Les forêts plantées au 20e siècle sont artificielles et fragiles : les sols forestiers ont été détruits par le labour pour faciliter la plantation de plants sélectionnés ; les interventions de sélection des arbres d’avenir se font avec des engins lourds qui tassent les sols ; des intrants chimiques sont utilisés pour palier le manque de fertilité des sols ou des attaques de parasites. Dans ces systèmes très homogènes, tels que les monocultures de résineux à basse altitude, les chablis (3) sont plus fréquents que dans les autres forêts, les maladies évoluent vite (4), et ces peuplements sont plus sensibles à la sécheresse. Les grandes coupes rases font revenir l’écosystème à un état de prairie, perdant ainsi la faune et la flore forestière qui participaient à la fertilité des sols forestiers et à la régulation des maladies et ravageurs. La dynamique forestière est difficile à relancer.
Les forêts qui ont poussé naturellement après la déprise agricole ne vont pas toujours mieux. Elles ont un certain équilibre mais souffrent du réchauffement climatique. L’écosystème ne réagit pas toujours assez vite pour s’adapter à l’augmentation générale de température et à la sécheresse. Il peut être aidé par un sylviculteur conscient, qui va privilégier la diversité en essences, des âges, des espèces du sous-bois, des micro-habitats… tout en prélevant des arbres. C’est le modèle de sylviculture continue, proche de la nature, prônée par Pro Silva.
« La question sociale est importante pour l’avenir »
Pascale Laussel : Depuis longtemps, la forêt est aménagée pour répondre aux besoins de la société humaine. Ce phénomène s’est accéléré au cours du 20e siècle et devient inquiétant. C’est aujourd’hui principalement la demande de l’industrie du bois (bois énergie, bois de construction) qui oriente la gestion forestière. S’inspirant des bois du Nord qui la concurrencent (Scandinavie surtout), l’industrie française s’est adaptée à ces bois résineux coupés jeunes et pousse les forestiers à faire des arbres « homogènes ». Quand on consomme du bois Ikea, quand on achète du bois « sans caractère », on contribue à créer des forêts uniformes.
Cette simplification de la forêt et des bois entraîne la perte de savoir-faire précieux ! Par exemple, il y a de moins en moins de charpentiers capables de mettre en valeur les bois tordus. A la place se développent des approches standardisées ne permettant pas de mettre en valeur la diversité des bois issus de nos forêts. On est aussi en train de perdre beaucoup de bûcherons qualifiés, capables de réaliser des éclaircies délicates, de couper des gros arbres, etc. au profit d’abatteuses, qui sont des machines souvent surpuissantes, tassant les sols. On entend parfois dire que « plus personne ne veut travailler en forêt ». Mais les bûcherons manuels sont payés à la tâche, et leur prix est aligné sur celui des abatteuses, qui sont largement subventionnées ! Si l’on souhaite accompagner nos forêts vers l’avenir et la qualité, il est souhaitable de revoir leur mode de rémunération et d’intégrer la dangerosité du métier, le revenu horaire, les frais fixes et surtout le bénéfice pour la communauté du soin qu’ils apportent aux forêts. La question sociale est importante pour l’avenir.
Mais finalement, qui a la responsabilité de la gestion des forêts, et quelles sont les questions que pose la gestion actuelle ?
Gaëtan du Bus de Warnaffe : Les trois quarts des forêts de France sont privées, contrairement à ce que beaucoup de personnes pensent. Les forêts publiques sont gérées essentiellement par l’Office national des forêts (ONF). Les forêts privées, soit ne sont pas gérées, soit sont gérées par de grosses coopératives, des experts forestiers, des techniciens indépendants ou directement les propriétaires ou des exploitants (5).
Actuellement, les agents de l’ONF font l’objet d’une forte pression pour couper plus d’arbres dans leurs forêts afin de combler la diminution des aides de l’Etat. Or, leur rôle est de gérer la forêt sur le long terme, et non de subvenir aux besoins de l’Etat en place. Cela génère beaucoup de souffrances et de mal-être chez ces forestiers. On peut quand même noter que certaines forêts font l’objet d’un classement en zone de protection comme les zones Natura 2000, et sont mieux traitées.
Pascale Laussel : Oui, les propriétaires sont souvent mal informés, ils manquent souvent de culture forestière. Il arrive qu’ils déléguent sans discernement leur pouvoir de décision à des personnes ayant des intérêts financiers à court terme. Nous avons des appels de propriétaires qui, après des coupes rases, sont effarés de l’impact sur le paysage et constatent la dégradation des sols, des cours d’eau. Ils n’avaient été informés ni des impacts, ni des alternatives possibles à la coupe rase.
« Les forêts sont considérées comme un système minier et mort »
Quels intérêts économiques exercent une pression sur le secteur ?
Pascale Laussel : Ce sont les acteurs de la transformation du bois qui orientent le devenir des forêts. Aujourd’hui, on a tendance à vouloir du bois de plus en plus petit, de plus en plus jeune. On préfère coller plusieurs pièces de bois standard, sans nœuds, grâce à des procédés industriels complexes plutôt que d’utiliser les gros bois qui poussent en forêt. Les scieries se modernisent et s’équipent de machines adaptées aux bois résineux de faible diamètre qui nécessitent très peu d’employés, génèrent peu d’emplois. La pression sur la rentabilité des bois et l’impératif de compétitivité poussent les prix vers le bas, entraînant une fragilité des petites unités de sciage et de toute la profession en amont.
Gaëtan du Bus de Warnaffe : Les subventions publiques sont massivement orientées vers la mobilisation du bois : aides financières à la construction de routes, à l’acquisition de machines d’abattage et de débardage, à la construction de plates-formes de bois… Il serait plus judicieux de financer la durabilité de la production et l’amélioration des forêts actuelles par éclaircies douces. Les forêts sont juste considérées comme un supermarché de matériau, un système minier et mort.
Quelles perspectives se profilent pour nos forêts ?
Nicholas Bell : En février 2016, l’Ademe a rédigé un rapport qui explique que la demande dépassera très largement les ressources à l’échéance 2025-2030, du fait des grandes centrales biomasse en construction, mais aussi de l’engouement pour le bois comme énergie domestique. La biomasse industrielle constitue une nouvelle menace sur les forêts au niveau planétaire. L’organisation FERN donne deux chiffres clés : les objectifs du secteur énergétique pour 2020-2030 sont de + 27% de renouvelables. Parallèlement, 60% des énergies renouvelables produites en Europe proviennent de la biomasse. Si on atteint les objectifs cités en restant à ce même ratio de biomasse, alors chaque arbre coupé en Europe ira au secteur de l’énergie.
Parmi les autres aspects moins connus de ces grandes centrales, il faut parler de leurs effets sur le climat : leur impact pourrait être pire que celui du charbon. Personne, dans le secteur, ne croit réellement que brûler du bois est neutre en carbone. Il y a aussi les problèmes de santé publique. Ces centrales dégagent des particules fines et ultra-fines, pires que le charbon.
Propos recueillis par Guillaume Gamblin
(1) Elle l’a été depuis longtemps pour les besoins vitaux, puis industriels au 19e siècle (métallurgie, verrerie, tannerie, forges…).
(2) Il est difficile de donner des pourcentages car certains espaces méditerranéens se trouvent à la limite entre forêt et non-forêt.
(3) Arbres renversés par le vent.
(4) Souvent, la maladie exprime simplement la vulnérabilité d’un écosystème inadapté.
(5) Depuis 2014 s’applique la loi d’Avenir, qui est spécifique. Les administrations chargées de ces questions sont les DREAL et DDT. Pour les privées, c’est le centre national des propriétaires forestiers (CNPF). Mais l’appareil de contrôle est en sous-effectif, en plus d’une loi en elle-même assez permissive…
• Radio Zinzine a réalisé, en partenariat avec le RAF, une série de vingt émissions sur la forêt (« Entre cimes et racines »), ainsi qu’une émission sur un village qui a pris des mesures pour protéger ses forêts : « Saint-Vincent et sa forêt ». On peut les écouter sur : www.radiozinzine.org ou sur le site du RAF.
• « Halte à la biomascarade », dossier réalisé par le collectif SOS Forêt du Sud pour expliquer les raisons de refuser les mégacentrales de bois-énergie industriel, disponible sur www.sosforetdusud.org. SOS Forêt du Sud est une coordination interrégionale de lutte contre les mégaprojets de centrales électriques à biomasse.
• « Les disponibilités forestières pour l’énergie et les matériaux à l’horizon 2035 » : un dossier instructif réalisé à la demande de l’Ademe, téléchargeable sur www.ademe.fr/disponibilites-forestieres-lenergie-materiaux-a-lhorizon-2035
• L’organisation non gouvernementale FERN (Pour une Union européenne au service des peuples et des forêts) effectue un suivi de l’implication de l’UE au sujet des forêts. FERN, rue d’Edimbourg, 26, 1050 Bruxelles, Belgique, tél : +32 2 894 4690, www.fern.org