Lorsque nous visitons l’école, à la veille des vacances de février, c’est l’effervescence : parents et enseignants sont mobilisés pour maintenir le nombre de classes en élémentaire et en maternelle. Plus de 1200 soutiens ont été collectés pour un groupe scolaire qui compte 358 élèves (1). Ils auront gain de cause quelques jours plus tard.
L’école est dans un quartier classé « Politique de la ville » et « Zone de sécurité prioritaire » dans une banlieue lointaine de l’est parisien qui a déjà fait parler d’elle pour ses activistes salafistes (2). Pour Yvan Nemo, directeur de l’école depuis plus de vingt ans, « si on perd ici, on perd pour la République, pour la laïcité ».
Quand il est arrivé, l’école subissait régulièrement des dégradations. Elle était sous la menace de bandes, de caïds. Il a été fait un long travail de fond pour arriver à mériter le respect des plus jeunes… et ceux-ci ont grandi pour être parents à leur tour. Un petit miracle a eu lieu pendant deux décennies et, aujourd’hui, les parents sont fiers de leur école : celle-ci est un lieu de respect et les enfants y sont heureux. Comment cette transformation a-t-elle été possible ?
L’informatique au service du vivre ensemble
Le développement des outils informatiques a été une première étape. Comme l’école n’avait pas les moyens de disposer d’un large équipement, les enseignants ont pris contact avec des fournisseurs d’ordinateurs pour récupérer du matériel d’occasion. Le changement de matériel de la RATP leur a permis de récupérer des palettes d’ordinateurs qui ont été restaurés par des bénévoles pour devenir des outils performants. Restait à savoir alors comment les utiliser. Pour Yvan Nemo, « l’outil ne pose pas problème dès qu’on l’utilise en partage » : il doit être considéré comme un médiateur. Ainsi, les enseignants ont formé les premiers élèves qui, ensuite, ont éduqué leurs camarades. A chaque nouvel outil informatique (ils ont maintenant des tablettes), la formation se transmet d’élève à élève, petit groupe par petit groupe, chacun-e étant libre d’expérimenter puis de rapporter aux autres ce qu’il-elle a découvert. Ce fonctionnement a développé la créativité et l’entraide.
Le temps de la basse-cour
La deuxième étape a consisté à introduire dans l’école une mini-ferme. La présence d’animaux aide les enfants à prendre conscience des enjeux du temps. Je donne à manger à une carpe et, si elle n’a plus faim, je dois attendre. L’enfant observe l’animal et découvre qu’il peut y avoir du plaisir dans l’attente. L’animal a besoin de soins constants : il faut s’en occuper tous les jours, comme tout ce qui est vivant. On apprend ainsi à persévérer, à penser et à respecter les autres (3). La ferme s’est d’abord faite en bordure de la cour de récréation de l’école élémentaire, puis la bonne idée a été d’aménager la pelouse, entre cette école et l’école maternelle. Cela a permis de multiplier les animaux : outre des poules, des poissons, des tritons, des grenouilles, des oies, des pigeons, on trouve également quelques chèvres. Ces dernières, comme les lapins, adorent les épluchures de fruits et légumes. Cela a permis de discuter avec les enfants pour qu’ils en apportent… et, de fait, cela fait réfléchir les parents sur leurs choix alimentaires. Les enfants disposent également d’une collation le matin à l’école maternelle, uniquement faite de fruits. Dans la cour de la maternelle, ils ont aussi la responsabilité d’un petit potager avec quelques semis et des plantes aromatiques.
Expérimentation et histoire naturelle
La troisième étape a été la mise en place d’un laboratoire d’animation scientifique. Avec un financement de la Fondation de France, il a été possible d’équiper une salle de classe de microscopes, d’une importante bibliothèque naturaliste (plus de 1000 ouvrages), d’animaux naturalisés, de fossiles, de squelettes : on se croirait dans un musée d’histoire naturelle. Il y a même de quoi faire quelques expériences de chimie.
Toutes ces activités servent à la transmission des savoirs. Chaque outil permet de toucher du doigt le réel. On est plus dans l’apprentissage que dans le cours magistral.
L’association d’aide au projet éducatif de Bel-Air (APEBA) a vu le jour avec des parents, des anciens élèves et des enseignants. Elle se réunit le samedi pour parler de la mini-ferme et discuter des améliorations possibles, de l’entretien… Un groupe APEBA-Junior a été mis en place pour d’anciens élèves, aujourd’hui au collège, qui viennent soigner les animaux le vendredi soir et bricolent pour améliorer la ferme. Ils ont ainsi mis en place des jeux pour les chèvres.
Les parents interviennent dans d’autres activités. Il y a même des gens du quartier sans enfants qui participent à certaines activités.
La question du football
Cependant, durant plusieurs années, un moment de « violence » a persisté dans l’école : les matchs de foot entre garçons pendant la récréation. Imitant leurs aînés célèbres, les garçons s’insultaient méchamment et les tirs de ballon en ont renversé plus d’un. Après réflexion, les enseignants ont décidé, dans un premier temps, de n’autoriser que les ballons en mousse. Si cela a évité la violence physique, cela n’a rien changé à la violence verbale et, finalement, la décision a été prise, en 2012, de bannir le foot.
Et depuis, les filles ont pris toute leur place dans la cour de l’école, les garçons continuant à avoir des activités parfois physiques (rollers, par exemple). Mais le niveau de violence a baissé.
Le résultat de cette politique, c’est que toutes les classes de l’école sont ouvertes, que les enfants disposent d’heures autonomes où, toujours en groupe, ils peuvent créer leurs propres activités — on pourrait parler de recherche, comme à l’université ! — et qu’il n’y a aucune dégradation dans l’établissement. Lors de notre déambulation dans l’école, nous avons d’ailleurs très vite échangé avec un groupe de jeunes filles qui nous ont expliqué comment l’aquarium, situé à l’entrée, reconstitue l’écosystème d’une mangrove tropicale avec des poissons spécifiques. Deux autres jeunes nous ont montré une expérience de chimie pendant qu’à côté d’eux se tenait un cours sur l’usage d’un logiciel de dessin tactile sur des tablettes.
Un voyage en Lozère
Lors de la dernière année dans l’école, les enfants font un voyage en Lozère… dans une mini-ferme, cette fois grandeur nature. Cette classe de découverte dure dix jours et se tient depuis près de vingt-cinq ans. Mille deux cents habitants ont déjà fait ce voyage, dont les jeunes parents d’aujourd’hui. Cela a créé une sorte de légende dans le quartier. Les parents vivent ce voyage des mois à l’avance : c’est une sorte de passage symbolique pour entrer dans le « vivre ensemble » avant de partir au collège. Ce voyage est un déclencheur sur plein de choses. Par exemple, les enfants peuvent trouver sur place des fossiles qu’ils rapportent pour leur laboratoire, ce qui lance des discussions autour de la science, voire de la religion (la Terre a-t-elle bien été créée par Dieu il y a seulement quelques milliers d’années ?).
La nature comme médiatrice
Selon Yvan Nemo, « la nature est une excellente médiatrice qui permet de rendre les choses sereines. On se fait plaisir dans une relation, ce qui éloigne les enfants du consumérisme. Cela permet un projet éducatif différent. Le vivant permet de mettre de la distance. Travailler sur la nature permet de donner du sens ». On est dans le réel.
Alors que de nombreux enseignants craquent en zone difficile, l’équipe éducative est ici remarquablement stable. Eric, directeur de l’école maternelle depuis quinze ans, avait d’abord enseigné dans d’autres banlieues difficiles ; il a trouvé ici une ambiance sans pareille. Une ancienne mère d’élève, devenue enseignante, est là depuis vingt ans. L’école est la fierté du quartier. Et s’il y a une communauté, c’est celle qui s’est construite autour de l’école.
Pour Yvan Nemo, dans le contexte actuel, « il n’y a pas de choc des cultures, mais chocs des incultures ». Les écoles de nos quartiers peuvent être à la base d’un changement qui rayonne ensuite chez les plus grands.
Michel Bernard
• Ecole élémentaire Bel-Air, 1, rue du Bel-Air, 77200 Torcy, tél : 01 60 05 56 00.
• Ecole maternelle Bel-Air, 3, rue du Perrier, 77200 Torcy, tél : 01 60 05 50 00.
(1) Les représentants des parents d’élèves dénoncent la possibilité pour des parents, généralement plus aisés, de placer leurs enfants dans une école d’un quartier plus chic.
(2) Il y a eu sept arrestations en octobre 2012.
(3) L’arrivée de la ferme n’a été possible qu’avec la participation de la maison des jeunes et de la culture (MJC) voisine, qui assure le suivi des animaux le mercredi après-midi et pendant les congés scolaires. Chaque année, en août, quand la MJC ferme pendant une quinzaine de jours, enseignants et parents s’organisent pour assurer la garde.
Yvan Nemo, issu d’un milieu aisé, a fréquenté des écoles alternatives quand il était enfant. Il s’en est inspiré, notamment en reprenant des méthodes d’ateliers de la pédagogie Montessori, mais en évitant le travail trop individuel de ces écoles. Dans les écoles alternatives, les enseignants sont cooptés, ce qui créé un environnement souvent artificiel. Ici, ils arrivent au hasard, au gré des mutations de l’Education nationale.