La ferme de Toussac, où se situe l’aire de maraîchage des Champs des possibles, se trouve dans la vallée de la Seine, près de la limite avec la Champagne. Une délégation de différentes structures agricoles de cette région y est venue pour s’inspirer du lieu, avec l’envie de lancer chez eux une initiative similaire. Jean-Louis Colas, ancien agriculteur sur cette ferme et actuel co-gérant (voir encart), les accueille et présente les enjeux.
En 2008, la coordination Ile-de-France des AMAP embauche un chargé de mission pour trouver des solutions au déséquilibre entre la production maraîchère et la demande des consommateurs. L’idée d’une « couveuse » pour former des maraîchers est alors étudiée. A Flins, à l’ouest de Paris, des terres sont convoitées pour un projet de piste de formule 1. La mobilisation des opposants est victorieuse et, à l’époque, il est envisagé que ces terres servent à mettre en place cette couveuse (2). La région Ile-de-France s’en porte acquéreuse mais, finalement, préfère les louer à un agriculteur local.
Jean-Louis Colas est alors administrateur de la coordination des AMAP. Celle-ci travaillait avec AbioSol, association de promotion de l’agriculture biologique, qui avait recensé des personnes intéressées pour se former au maraîchage. Devant la difficulté à trouver des terres, Jean-Louis Colas propose alors de lui prêter deux hectares.
En 2009, les deux premiers porteurs de projet commencent à travailler sur place, encadrés par Jean-Louis Colas et Freddy, lui aussi maraîcher expérimenté. Jérôme et Alice, les deux premiers « couvés », participent au lancement de deux AMAP : l’une à Bombon, l’autre dans un établissement public de la ville nouvelle de Sénart.
Une lente conversion vers le maraîchage bio
Le grand-père de Jean-Louis Colas était ouvrier agricole. En 1952, il réussit à acheter une ferme qu’il transmet à son fils dans les années 60. En 1979, Jean-Louis Colas fonde un groupement agricole d’exploitation en commun (GAEC) avec son père, et celui-ci prend sa retraite en 1989. Le GAEC produit du lait pour le fromage de Brie et des betteraves sucrières sur une centaine d’hectares, dont 80 % en fermage.
En 1993, Jean-Louis entre en contact avec des Parisiens qui lui font part du manque de légumes dans la région. Il développe alors des céréales et des légumes de plein champ : pommes de terre, petits pois, haricots verts, semences de pois, de céréales et de fourrage. Après cette diversification, il se convertit à l’agriculture biologique en 2000.
En 2005, il commence à fournir une AMAP. Il arrête la location de 50 ha de terre, en garde 85 en polyculture-élevage, et crée une zone de trois hectares de maraîchage. Pour le maraîchage, il embauche un salarié à mi-temps. Cette reconversion est difficile : d’une part, il doit se former (ce qu’il fait en travaillant à temps partiel chez un autre maraîcher) et, d’autre part, il doit gérer les changements administratifs (il ne dépend plus des mêmes aides).
En 2010, il fournit une cinquantaine de paniers hebdomadaires à trois AMAP, deux à Paris et une à proximité de la ferme. Il accueille alors Clément comme salarié pendant deux ans, lequel va augmenter les surfaces de maraîchage jusqu’à 6 ha et fournir également des AMAP parisiennes et une école Montessori située à une quinzaine de kilomètres, où les enfants font leur cuisine.
En 2011, les terres que Jean-Louis loue sont mises en vente alors qu’il arrive à l’âge de la retraite. Le risque est grand qu’elles soient achetées par de gros exploitants… et ne soient plus cultivées en bio. Il a eu connaissance de Terre de liens par le réseau des AMAP, et leur demande d’acheter les terres. Terre de liens achète 73 ha, dont 2 ha de maraîchage. Jean-Louis est propriétaire des six autres hectares de maraîchage. L’ensemble est alors partagé entre trois locataires : Clément, qui fait du maraîchage (6 ha), Matthieu, qui reprend l’activité polyculture-élevage (sur 65 ha), et l’association Les Champs des possibles qui lance sa couveuse d’activités sur 2 ha.
Imbroglio administratif et innovations sociales
L’association Les Champs des possibles se met alors en place et entame un long travail de négociations avec Pôle Emploi, la Mutualité sociale agricole et les collectivités pour assurer la reconnaissance des entrepreneurs à l’essai et leur proposer un cadre juridique sécurisé (voir encart). La structure met à disposition les moyens de production (terrain, matériel…) et assure la gestion administrative. Pour disposer de moyens financiers, elle a mis en place des cagnottes solidaires : des personnes prêtent de l’argent, qui est remboursé sous forme de production maraîchère. La région a subventionné à hauteur de 40 % les investissements initiaux de matériel.
L’association aide également à concrétiser le projet au-delà du temps de couveuse (recherche de partenaires, étude de gestion…) avec l’aide d’un réseau de tuteurs-paysans. Ce travail d’accompagnement est coordonné actuellement par trois salariés (2,7 équivalent temps plein) dont les emplois sont subventionnés pour une partie (3) et financés pour le reste par une participation de chaque entrepreneur, à hauteur de 10 % du chiffre d’affaires. Les porteurs de projet étant payés selon leurs résultats, ils choisissent leur temps de travail.
Ceux-ci ne démarrent pas forcément une nouvelle activité : certains s’inscrivent dans des processus de transmission avec le départ à la retraite de maraîchers actuels. Les Champs des possibles, avec ses partenaires (Terres de liens, AMAP Ile-de-France, Groupement des agriculteurs bio, et la Région Ile-de-France) se tient au courant des possibilités d’installation ou de transmission. Ensemble, ils ont également mis en place un parcours d’acompagnement complet, allant du stade de l’idée à la création d’activité.
Le premier « couvé » est parti vers Versailles pour travailler avec un maraîcher qui a participé à la mise en place de l’association. En 2013, deux jeunes « couvés » se sont installés ensemble à Sault-les-Chartreux et ont ouvert à leur tour un site d’accueil chez eux. En 2016, trois nouveaux maraîchages ont été créés à partir de la couveuse, dont un à 500 m des Champs des possibles, et accueillent des personnes en formation. Fin 2015, sur 24 personnes accueillies, neuf sont toujours en test d’activité, dix se sont installées, trois poursuivent leur projet d’installation en tant que salariés agricoles et les deux dernières ont opté pour un retour au salariat (une dans la production agricole, l’autre dans les espaces verts).
Les deux premiers couvés, d’abord embauchés en contrat d’accompagnement dans l’emploi (CAE), sont passés en contrat d’appui au projet d’entreprise (CAPE), leur salaire variant en fonction de leurs ventes. Le CAPE permet de cumuler un certain temps les revenus des ventes de panier avec les allocations chômage. Cela permet aussi d’avoir une protection sociale puis, en fin de contrat, de bénéficier des primes d’installation. En cas d’abandon — ce qui n’est arrivé qu’une fois depuis le début —, on conserve les mêmes droits au chômage qu’à son arrivée. Le CAPE peut durer de un à trois ans.
Pastoralisme et paysan-boulanger
En 2012, un projet d’entretien par le pastoralisme de différents espaces naturels du bord de Seine (réserve naturelle et anciennes carrières réaménagées) voit le jour en Seine-et-Marne, à l’initative de la Maison de l’environnement. Elise, alors en formation à la couveuse, avait déjà été bergère et connaissait la transformation du lait de brebis en fromage. Elle s’est montrée intéressée pour cet engagement dans le pastoralisme : avec un revenu complémentaire fourni par la collectivité, cela permet d’avoir un revenu correct dans l’élevage. Finalement, après avoir suivi cette voie, Elise s’est bien lancée dans le pastoralisme mais sur un autre projet, en Val-de-Loire. Les Champs des possibles ont alors cherché des personnes intéressées pour répondre aux demandes de gestionnaires d’espaces naturels. Une personne a démarré un troupeau sur les berges de la Seine, une autre dans la forêt de Fontainebleau…
Si, dans les zones naturelles, tout se passe bien (excepté la crainte de la solitude), il y a eu des problèmes sur les terrains réaménagés, dont les anciennes carrières : certaines plantes conquérantes, toxiques pour les troupeaux, ont provoqué de sérieuses pertes.
Une troisième activité a commencé au Champ des possibles avec l’installation d’un premier paysan-boulanger : le travail de boulangerie (le pain étant vendu par le biais des AMAP) permet d’avoir un revenu hors culture et nécessite donc moins de surfaces cultivées : le premier installé vit avec seulement une dizaines d’hectares de céréales.
Expérimentation coopérative
Depuis le 1er janvier 2016, l’association Les Champs des possibles s’est transformée en société coopérative d’intérêt collectif (SCIC). Cela permet d’associer plusieurs catégories de sociétaires : les salariés, les maraîchers ou agriculteurs en recherche de transmission, les « couvés installés », les partenaires financiers (AMAP, Terre de liens, associations liées à la bio, Cigales (4), et collectivités publiques), des citoyens engagés (essentiellement les fermiers qui ont transmis leurs biens).
Comme Terre de liens l’a initié pour le foncier, la SCIC cherche à financer collectivement tout ou partie du capital d’exploitation afin de faciliter l’accès au métier et de limiter le poids de l’endettement individuel. Assurant ses couvertures sociale, chômage et retraite par la cotisation sociale, l’agriculteur salarié associé de la coopérative peut sortir d’une logique de patrimonialisation qui rend aujourd’hui les fermes irreprenables. Autour de quelques pionniers, la coopération de production agricole tente ainsi un nouvel envol.
Ce changement de structure doit également permettre d’aider à créer des activités de transformation (brebis, laine, maraichage, jus de fruits…).
Reconversions professionnelles vers l’agriculture
Les Champs des possibles, Marseille, 2016, 160 pp., 20 euros
Ces expériences commencent à faire envie par leur réussite et leur ingéniosité. Des récits d’expériences on fait l’objet de la publication d’un livre : dix parcours de paysans et paysannes sont retracés, avec les étapes de leur reconversion, richement illustrées. Le livre est complété par un mode d’emploi précis pour se lancer à son tour.
Essaimage sur tout le territoire
De nombreuses régions se sont montrées intéressées par le principe du test d’activités agricoles. Le réseau national des espaces tests agricoles (RENETA), a vu le jour en 2012. Actuellement, il existe une quarantaine d’espaces tests et une vingtaine en construction.
Réseau de praticiens particulièrement vivant, le RENETA prend notamment en charge l’accompagnement des projets emmergents, qui le rejoignent dans le cadre d’un compagnonnage par des espaces tests plus aguerris. Il intervient au niveau national pour faire évoluer les cadres d’exercice de la profession agricole afin d’en faciliter l’accès, et explore de nouvelles manières de pratiquer le métier de paysan (en coopérative, par exemple).
Michel Bernard
• Les Champs des possibles, 24, rue Beaubourg, 75003 Paris, tél : 06 95 23 94 13, www.leschampsdespossibles.fr
• RENETA, 55, rue Cléophas, 34000 Montpellier, tél : 06 78 53 45 58, www.reneta.fr
(1) Association pour le maintien d’une agriculture paysanne. Il en existe plusieurs centaines en France. La première en Ile-de-France a été créée en 2003.
(2) C’est annoncé dans Silence à l’époque.
(3) Des aides financières proviennent principalement de la région Ile-de-France et de l’Agence de l’eau Seine-Normandie. Celle-ci veut lutter contre la pollution de l’eau par le développement de la bio.
(4) Club d’investissement pour la gestion alternative et locale de l’épargne solidaire, voir cigales.asso.fr
perrine@leschampsdespossibles.fr
jean-louis@ leschampsdespossibles.fr