Les chutes du Niagara sont le genre de paysage qu’on nous montre lorsqu’on veut illustrer la force et la puissance d’une nature sauvage et incontrôlée. C’est pourtant tout près de ce paysage de carte postale qu’a eu lieu à la fin des années 1970 le premier scandale de rejet industriel.
Dès le 19e siècle, les chutes ne sont pas seulement une aubaine pour l’économie touristique de la région. De nombreux barrages sont construits sur la rivière Niagara afin de développer un vaste complexe d’énergie hydro-électrique et d’industries chimiques. En 1890, dans la banlieue de Niagara Falls (USA), un certain Mr Love, entrepreneur privé, décide de créer son propre barrage et creuse un canal qu’il ne termine pas. En 1941, une entreprise chimique, Hooker Chemical, rachète le canal abandonné pour y stocker des déchets toxiques. Environ 21 000 tonnes se retrouvent ainsi recouvertes d’une couche d’argile. Mais l’histoire ne se termine pas là.
Dans les années 1950, le succès touristique des chutes et la croissance due aux entreprises hydro-électriques et chimiques fait augmenter la pression foncière dans la ville de Niagara Falls. La commission scolaire de la ville achète le terrain à la Hooker Chemical pour 1 dollar et y fait construire une école et des habitations en taisant aux nouveaux installés ce que contiennent les sous-sols. Lois Gibbs arrive en 1973, avec mari et enfants, dans cette petite banlieue au nom si attrayant : Love Canal. Elle compte bien vivre ici le « rêve américain » : élever de nombreux enfants et être une mère de famille parfaite dans cette maison payée grâce au salaire de son mari travaillant dans l’industrie chimique. Mais ses enfants tombent rapidement malades et pendant des années, Lois passe son temps chez le médecin et à l’hôpital pour soigner les nombreuses pathologies dont ils sont victimes : épilepsie, maladie du sang, problèmes respiratoires...
« Quand il est question de vie ou de mort, je deviens hystérique »
Le 15 avril 1978, un journaliste de la Niagara Gazette révèle que le canal est rempli de déchets toxiques et Lois Gibbs fait immédiatement le lien avec les maladies de ses enfants. Jusque-là timide et réservée, elle ne peut maintenant plus se taire, d’autant que le médecin qui suit ses enfants ne la prend pas du tout au sérieux et attribue son sentiment d’indignation à une « hystérie » toute maternelle. Elle se jette alors dans la bataille pour faire reconnaître la pollution chimique et entraîne avec elle les familles du lotissement dont de nombreuses mères de famille comme elle. Finalement, l’entreprise est condamnée, les familles dédommagées, une loi nationale votée en 1980 oblige les entreprises à nettoyer les sites souillés par les déchets dangereux et Lois Gibbs devient une militante environnementale.
Dans les années 1980, elles seront nombreuses, femmes des quartiers populaires, femmes noires ou chicanas (1), à se battre pour la « justice environnementale ». A l’accusation d’hystérie qu’on profère souvent pour les faire taire, l’une d’elle répondit : « Vous avez exactement raison, je suis hystérique. Lorsqu’il s’agit des questions de vie ou de mort, oui, je deviens hystérique. » Nous devrions sans doute l’être plus souvent.
Isabelle Cambourakis
(1) Habitants des Etats-Unis originaires du Mexique et plus généralement d’un pays hispanique d’Amérique latine.