Les guerres menées par le gouvernement américain en Afghanistan et en Irak n’ont pas été sans conséquences pour l’agriculture et les petites communautés rurales des États-Unis-mêmes. En Irak par exemple, le taux de mortalité des soldats américains d’origine rurale (d’autant plus s’ils appartiennent à des minorités ethniques) est plus élevé que celui des soldats originaires des grandes villes ou des banlieues résidentielles. S’engageant dans l’armée par idéalisme, mais aussi souvent pour échapper au chômage, à la prison, ou simplement pour « voir du pays » au-delà du comté où ils/elles sont né(e)s, une grande partie de ces jeunes hommes ou femmes généralement moins qualifiés que les urbains étaient cantonnés au « sale boulot », c’est-à-dire le plus exposé. C’est notamment ce constat qui a poussé certains agriculteurs américains à clamer leur solidarité avec les agriculteurs irakiens et afghans touchés par le conflit, et à s’engager activement dans le mouvement pacifiste né après le 11 septembre. Au sein de la coalition nationale United For Peace and Justice, l’association Farms Not Arms (« Des fermes, pas des armes ») entend alors représenter les agriculteurs dans les manifestations contre la « guerre pour le pétrole » et la politique de l’administration Bush.
L’héritage des années 1960
Les agriculteurs qui s’associent au sein de Farms Not Arms ont en commun un engagement militant qui préexiste au mouvement pacifiste d’après le 11 septembre : certains ont été parmi les premiers militants de l’agriculture biologique, d’autres animent le mouvement de défense de l’agriculture familiale, d’autres enfin ont été engagés dans les luttes pour la reconnaissance des droits des ouvriers agricoles. Mais surtout, Farms Not Arms hérite de la contre-culture et des mouvements de « retour à la terre » de la fin des années 1960 : son fondateur Michael O’Gorman, un ancien militant du mouvement contre la guerre du Vietnam, est issu de The Farm, une communauté néo-rurale fondée dans le Tennessee par un groupe de hippies du quartier Haight-Ashbury de San Francisco.
Mais Farms Not Arms a du mal à se faire entendre au-delà du cercle des militants pacifistes. O’Gorman met alors en place un nouveau mouvement, la Farmer-Veteran Coalition, qui se consacre principalement à la réinsertion par l’agriculture biologique d’anciens combattants d’Irak ou d’Afghanistan, en leur proposant un emploi en exploitation agricole, en les aidant à acquérir une formation qualifiante dans le domaine, ou en leur fournissant une aide ou un accompagnement technique à l’installation. Dans un geste hérité de Henri-David Thoreau ou Scott Nearing, O’Gorman envisage le retour à la terre comme un moyen de construire une société plus juste, plus épanouissante, plus durable.
Aspirations personnelles et horizons politiques et moraux plus larges
Pour les anciens combattants atteints du syndrome de stress post-traumatique, ce retour à la terre répond d’abord à des aspirations personnelles à un « aller mieux » : ils trouveraient des vertus thérapeutiques aux métiers de l’agriculture qui combinent une attention au travail « bien fait » (travail du sol) et des interactions sociales régulières mais peu étouffantes (vente directe sur les marchés). Mais contrairement aux hôpitaux militaires qui proposent des ateliers d’horticulture thérapeutique où les vétérans sont assimilés à des victimes à prendre en charge ou à des déviants potentiels à encadrer, la Farmer-Veteran Coalition est un collectif militant qui entend donner à ces aspirations un contenu politique.
Par ses actions de formation et d’accompagnement professionnel, le mouvement entend faire reconnaître ces nouveaux venus comme des agriculteurs à part entière : en creux, il critique le modèle industriel de l’agriculture productiviste, et plaide pour une agriculture ancrée dans les territoires, qui sache accorder une place aux incapacités ou aux limitations (handicap, dépression, addictions…) et aux aspirations personnelles à des formes d’épanouissement. Le mouvement offre aussi le contexte de rencontres et d’échanges entre des hommes et des femmes qui, profondément affectés par leur expérience militaire, discutent non seulement d’agriculture mais aussi de problèmes publics tels que la guerre, le chômage dans les zones rurales, ou encore les déserts alimentaires dans les ghettos urbains.
« Quand je suis rentrée d’Afghanistan, j’avais honte »
L’une de ces agricultrices raconte :
« Quand je suis rentrée d’Afghanistan, je ne disais pas aux gens que j’avais été dans l’armée. J’avais tellement honte ! Je n’adhérais absolument pas à ce que nous étions allés faire. (…) Aujourd’hui (…) je sers mon pays, mais pas en participant à la mort d’autres gens : au contraire, en apportant et en entretenant la vie. En nourrissant les gens avec de bons produits, en faisant attention à la préservation de notre sol. C’est ce qui fait que je me sens bien ». (Sonia, 39 ans)
Les anciens combattants de la FVC envisagent leur « retour à la terre » comme leur permettant de retrouver une dignité professionnelle et citoyenne. D’un engagement militaire à un engagement pacifiste, leur parcours est celui d’hommes et de femmes à la recherche, non seulement d’eux-mêmes, mais aussi d’une place dans un pays lui-même déboussolé après le 11 septembre 2001. Ce parcours nous offre un contrepoint salutaire à des formes plus belliqueuses de retour à la terre qui se font jour depuis quelques décennies aux États-Unis, avec le repli sur soi que promeuvent les mouvements survivalistes, ou encore les tentations communautaires ou séparatistes d’une Amérique rurale parfois encore hantée par les fantômes de la Guerre civile.
Eric Doidy
Eric Doidy est sociologue, chargé de recherche à l’INRA. Il a récemment publié « ‘Faites labour pas la guerre !’ Reconversions militantes et retour à la terre dans les États-Unis post-11 septembre », in B. Lacroix et al., Les contre-cultures. Genèses, circulations, pratiques, Paris, éd. Syllepse, 2015. Pour en savoir plus : www2.dijon.inra.fr/cesaer/membres/eric-doidy