Peux-tu nous parler de la naissance de La Fraternelle ?
Avant 1936, on n’avait ni retraite ni assurance. Les gens allaient peu chez le médecin et travaillaient jusqu’à leur mort. Pour se soigner, ils étaient obligés de faire des emprunts qu’ils avaient du mal à rembourser. Il n’y avait pas de congé maladie et quand le mari tombait malade, c’était la catastrophe ! (même si des médecins appliquaient le Serment d’Hippocrate en ne faisant pas payer les pauvres). Le gouvernement du Front Populaire a instauré l’assurance sociale (l’ancêtre de la sécu) et les retraites. Mais rien n’était prévu pour les employés du secteur public. Les gens de la base ont alors créé des mutuelles. C’est ainsi qu’à Grenoble, à la mairie, le syndicat CGT (qui représentait 98% des employés) a créé « La Fraternelle ». Les cotisations demandées étaient un faible pourcentage du salaire (2% environ) que la mairie, employeur, ponctionnait directement. Les gens qui gagnaient peu payaient peu, les cadres payaient plus. C’était l’esprit mutualiste, on payait selon ses ressources !
Mon père qui travaillait à la mairie s’est tout de suite impliqué dans le fonctionnement de la mutuelle : il faisait les comptes bénévolement. Le soir, les gens venaient lui apporter leurs feuilles de soins. Il les remboursait en liquide.
Au début il y avait peu de femmes dans le conseil d’administration. En 1956, nous sommes deux à y avoir été élues mais il a fallu faire sa place, le président ne voulait pas que nous prenions la parole mais il n’était pas question de nous faire taire.
Au-delà des remboursements, quels sont les moyens d’action d’une mutuelle ?
Les mutuelles ont créé :
les centres d’optique car les lunettes étaient très chères, ça a obligé les opticiens à baisser leurs prix.
les cliniques dentaires, moins chères elles aussi.
les centres médicaux où l’on fait de la prévention avec des médecins salariés militants.
les cliniques mutualistes. Celle de Grenoble s’est construite avec l’argent de personnes qui ont souscrit pour cette construction, en donnant de petites sommes qui, ajoutées les unes aux autres, ont permis de construire une clinique où l’on soignait moins cher, car il n’y avait pas de bénéfices.
Des mutuelles ont essayé d’avoir un droit de regard sur la recherche, de demander de la transparence aux laboratoires, se sont battues contre le forfait hospitalier (ce sont des sommes astronomiques, c’est honteux, ils disent que c’est pour la nourriture, mais les gens ne mangent pas pour si cher !)
À ton avis, toi qui t‘es toujours investie dans la gestion de La Fraternelle, qu’est ce qui a le plus évolué ?
L’esprit mutualiste s’est perdu : avant, la santé de chacun était pensée comme un bien collectif pour tous. Maintenant tout le monde n’a plus les mêmes droits. Les cadres ne veulent plus payer pour les employés, les jeunes ne veulent plus payer pour les vieux, les gens ne sont plus solidaires.
En tant que mutuelle, nous sommes tenus de respecter un tas de normes. Nous ne sommes plus considérés comme des adultes, alors que nous avons toujours géré notre argent. Nous décidions même des taux de remboursement. Alors que maintenant nous n’avons plus le contrôle de notre argent. Nous sommes obligés de faire des placements car on nous impose des réserves bancaires incroyables. Il faut tout prévoir, et à force de prévoir, il y a de l’argent gaspillé. 26 % de la masse d’argent manipulée doit être réservée sans qu’on puisse l’utiliser !
Il est très difficile de trouver des bénévoles pour assurer la gestion de La Fraternelle, alors que contrairement au début, les réunions se faisaient pendant le temps de travail, et que celui-ci est passé de 50 heures à 35 heures.
Il y a concurrence avec les assurances privées qui font du dumping en proposant des petits prix au départ (elles augmentent leurs tarifs par la suite et ne remboursent pas toujours aussi bien, mais les personnes ne changent pas tous les jours d’assurance !).
Quel avenir pour les mutuelles ?
Beaucoup pensent que nos droits sont désormais acquis. Pourtant, ils sont souvent attaqués. La gestion des structures par la base devient plus compliquée car il faut de plus en plus de connaissances pour en assurer la gestion.
Il y a de moins en moins de mutuelles, beaucoup ont fusionné. On a l’impression que leur nombre augmente mais c’est lié à un abus de langage. Le terme « mutuelle » peut vouloir dire « regroupement », les assurances privées font ainsi une usurpation du nom de mutuelle. Mais dans une assurance, ce ne sont pas les assurés qui décident et elle fait des bénéfices.
Cela m’inquiète car le fossé se creuse, de nouveau, dans l’accès aux soins : aujourd’hui ce sont les cadres qui se soignent le mieux, les personnes qui ont un petit salaire n’y arrivent plus toujours. Prendre une mutuelle pour les gens, c’est parfois difficile et ils se contentent de la sécurité sociale qui ne leur permet pas d’avoir accès à tous les soins dont ils ont besoin.
Propos recueillis en mars 2013 par Amélie, Élise et Martine