J’observe depuis le début de mon exercice professionnel, il y a trente ans, l’exacerbation d’une dépolitisation de la corporation médicale face à l’évolution du monde. Les médecins se comportent et exercent (généralement bien, là n’est pas la question) comme s’ils étaient extérieurs et étrangers à ce monde et indifférents à l’Histoire.
L’emprise du « détachement » politique des médecins.
Dans la pratique quotidienne ils peuvent vous mépriser si vous sortez de votre domaine d’activité d’élection, la médecine, pour prendre à votre compte le social, le juridique ou le politique. En tant que médecin, vous commettez là une véritable faute professionnelle, « la neutralité bienveillante » restant un dogme sacré.
Or ne pas « faire de politique » et rester « neutre », c’est avoir au contraire, selon moi, une posture « hyper-politisée » qui va dans le sens de renforcer les effets du pouvoir en place. Tout se passe comme si les médecins, aidés en cela par la société, n’appartenaient pas au même monde que leurs patients. Comment parler alors de l’angoisse, des ruptures, des pertes et de la mort avec eux ? L’Histoire moderne qui est une source inépuisable d’enseignements, nous permettrait de favoriser l’accueil inconditionnel de tous les usagers au cabinet (et notamment les plus marginalisés), et de remplir notre mission hippocratique plutôt que de les renvoyer au caritatif (Médecins du Monde) ou aux urgences hospitalières ? À moins, bien sûr, que notre mission politique ne soit effectivement de confirmer le cloisonnement et la discrimination sociale.
« Supprimer Médecins du Monde »
Je me suis présenté aux trois dernières élections du Conseil de l’Ordre des médecins (2008, 2012 et 2015) dans le département du Bas-Rhin (dont Strasbourg est la préfecture) en intégrant dans ma profession de foi le projet de « Supprimer Médecins du Monde, naturellement ». Ce projet reste d’une certaine manière une utopie et une provocation fondées sur le constat et la conviction que nous ne sommes pas formés à la faculté à favoriser l’accueil inconditionnel des patients et notamment des étrangers malades.
Dans nos pratiques, et cela concerne avant tout les spécialistes, nous hiérarchisons la valeur de la vie humaine et finissons par n’accueillir que les patients qui sont au « sommet » de cette hiérarchie. Les autres : SDF, toxicomanes, étrangers en situation irrégulière, pauvres, marginaux sont renvoyés « naturellement » à Médecins du Monde ou aux urgences hospitalières. Les « exclus » et les précaires restent « ceux que l’on ne veut pas voir au cabinet ».
Dans le département, une surreprésentation des étrangers malades
À Strasbourg, quelques médecins ont développé des pratiques destinées à favoriser l’accueil des étrangers malades, qui constituent une sorte de paradigme de notre capacité d’accueil ou de nos postures de rejet. Mais, cela a conduit à une saisine ministérielle faisant suite à une requête du Préfet du Bas-Rhin, préoccupé par l’accroissement important du nombre d’étrangers malades dans le département. (1)
La surreprésentation des étrangers malades dans le département était entièrement imputable aux pathologies mentales qui représentaient près de 65 % des dossiers examinés par les médecins inspecteurs de santé publique (2) du Bas-Rhin en 2006, contre 15,8 % en moyenne nationale. Par ailleurs la mission d’enquête estimait que le syndrome de « stress post traumatique » représentait une part élevée des pathologies psychiatriques recensées chez les étrangers malades du Bas-Rhin.
Un constat lié à une pratique locale
Le rapport a relevé d’authentiques raisons susceptibles de contribuer à la fréquence de ces pathologies :
outre l’attraction exercée par la présence à Strasbourg du Conseil de l’Europe, du Parlement européen et de la Cour européenne des Droits de l’Homme (que les usagers ne peuvent cependant pas interpeller directement), il existe une sensibilité et une mobilisation particulière de la population alsacienne et de ses élites pour la protection des minorités et des personnes victimes de persécution ;
il faut aussi mentionner les bons taux d’équipements, d’hébergement et d’accueil en faveur des sans-abri, qui témoignent de cette attention, mais qui jouent aussi inévitablement un rôle attractif par rapport aux autres départements moins bien équipés ;
plus significativement encore, il y a une prise en charge par les psychiatres strasbourgeois, à l’hôpital public comme en secteur libéral de ville, particulièrement adaptée aux étrangers, avec certainement peu d’équivalents dans les autres régions françaises : consultations en présence d’interprètes professionnels, y compris pour des langues d’usage restreint au niveau international ; existence d’une consultation interculturelle au centre hospitalier universitaire (CHU). (3)
Des pratiques louables mais restreintes
Le rapport signale que ces pratiques d’excellence reposent sur un nombre très restreint de psychiatres ou de médecins généralistes, dont certains sont notoirement engagés dans la défense des sans-papiers ou sympathisants de ces courants d’opinions. Ce rapport n’a pas modifié dans les faits les pratiques, mais a dissuadé une partie des médecins engagés dans ce travail de poursuivre cette tâche compte tenu des obstacles administratifs incessants s’opposant à une pratique strictement médicale. Ainsi, plutôt que de faire bénéficier la collectivité de l’expérience du modèle que les médecins du Bas-Rhin ont créé, en les aidant à conceptualiser le travail réalisé sur place pour favoriser l’accueil de tous les marginaux, aussi bien en pratique de ville qu’en pratique hospitalière, il a été choisi de les stigmatiser !
Nous avons été confrontés là à une sorte de position de principe de l’administration qui voudrait que tout engagement politique de la part d’un médecin ne puisse être que suspect. Notamment si ce médecin s’engage pour les pauvres ou les étrangers en situation irrégulière. L’exercice de la médecine « en neutralité » est un alibi de la normalité des pouvoirs…
Georges Yoram Federmann
Psychiatre
(1) Un contrôle des modalités de délivrance des titres de séjour aux étrangers malades dans le département du Bas-Rhin a été réalisé à la demande des ministères chargés de l’Intérieur et de la Santé en 2008. L’analyse des statistiques disponibles confirmait à l’époque l’existence dans ce département d’un nombre d’étrangers malades beaucoup plus élevé que celui auquel on pouvait s’attendre. Sur la période triennale 2005/2007, la proportion d’étrangers admis pour cause médicale, parmi l’ensemble des étrangers titulaires d’un titre ou document de séjour, était de 1,88 % dans le Bas-Rhin, alors que la moyenne nationale était de 0,81 %.
(2) Misp, aujourd’hui Mars, Médecins des agences régionales de santé.
(3) J’ai pu noter que les plaintes des traumatisés d’aujourd’hui étaient analogues à celles des rescapés des camps. J’ai pu aussi dans les années 2000-2005-2010 développer un diagnostic quasiment sans faille : il suffisait d’être algérien, d’avoir entre 18 et 30 ans, à Strasbourg-Centre (Place Kléber ou Place de l’ Homme de Fer — là où se font les contrôles d’identité avec la Gare) pour qu’il y ait 95 % de malchance que le diagnostic soit : troubles majeurs post-traumatiques… Par ailleurs, le rapport du Misp cité dans l’article indique que près d’un tiers de ces patients étaient d’origine algérienne ! Et pour cause, compte-tenu des terribles conséquences de la guerre civile qui a frappé l’Algérie entre 1992 et 2002.
On en fait rarement état, mais de nombreuses personnes migrantes arrivent en France avec des traumatismes psychiques importants. Aux violences subies dans leurs pays, s’ajoutent souvent des conditions de migration inhumaines, un rejet social et des démarches administratives absurdes à l’arrivée sur le sol français. Le Dr Federmann accueille de nombreux migrants pour des soins et des expertises liées à leurs démarches administratives.
C’est le cas d’Alioune (1), demandeur d’asile d’origine mauritanienne. Gendarme, il refuse de tirer sur la foule lors d’une manifestation. Il est alors emprisonné, révoqué, puis poursuivi pour appartenance à un mouvement d’opposition dont il ne fait pas partie. Il subit alors la torture et le harcèlement et émigre vers la France. Exilé à Strasbourg, Alioune est irritable, aux abois, il ne parvient pas à dormir, et vit une forme de dépersonnalisation : il semble retracer l’histoire de quelqu’un d’autre que lui, n’habite pas vraiment son propre corps depuis qu’il a été torturé.
Geoffroy (1) est quant à lui originaire du Congo. Suite à une marche de protestation, il est emmené dans un centre de détention et de torture. Il parvient à s’échapper et à fuir son pays. Aujourd’hui, il cherche à bénéficier de l’aide au retour, pour retrouver ses quatre enfants, mais le Congo lui refuse le visa. Il se retrouve ainsi à flotter entre deux eaux et est « complément dévitalisé, abattu, et prostré, soumis. Il présente des troubles du sommeil avec cauchemars et des céphalées incoercibles ». Il se retrouve « bafoué dans tous ses droits et dans toutes ses espérances et humilié, instrumentalisé par les règles administratives et juridiques de deux pays et renvoyé de l’un à l’autre comme une balle de ping-pong ». Deux exemples parmi tant d’autres des souffrances psychiques causées par la violence et l’exil.
(1) Les prénoms ont été modifiés.