C’est une photo dans un journal des années 1970 : on y voit une foule de femmes portant des banderoles où l’on peut lire « Les sorcières sont en vie. L’inquisition se meurt ». Nous sommes à Hendaye, à la frontière espagnole, en 1975, dans un contexte particulier d’exécutions d’opposants au franquisme. Après le garrottage de Puig Antich en 1974, quatre militants de l’ETA sont à leur tour fusillés le 27 septembre 1975. Depuis quelques mois des pétitions circulent à Paris et en France suite à l’arrestation de plusieurs femmes militantes anti-franquistes proches de l’ETA. Deux de celles-ci, Eva Forest et Lidia Falcon, écrivent des textes en prison qui sont publiés aux éditions des femmes en avril 1975 et seront de véritables succès éditoriaux.
Suite aux exécutions du 27 septembre, des groupes féministes décident d’organiser une marche des femmes à la frontière espagnole. On trouve parmi les appelantes : la tendance du MLF Psychanalyste et Politique - le même groupe qui s’occupe des éditions des femmes et d’un nouveau journal, Le Quotidien des femmes - , le MLAC (Mouvement pour la libération de l’avortement et de la contraception), le mouvement pour le planning familial, les Pétroleuses (une tendance lutte de classes) et le GLIFE (Groupe de liaison et d’information femmes enfants). En à peine trois jours, elles organisent le départ pour Hendaye et partent de nuit pour se retrouver à 10 heures du matin devant la frontière. Un millier de femmes pour s’opposer au franquisme, à l’emprisonnement et à l’exécution des opposant.e.s.
« Pour que la moitié du ciel ne soit plus renvoyée à l’enfer des sorcières »
Cette marche improvisée sera à la fois une marche de deuil, de chant et de colère. Parmi les témoignages publiés au retour, on peut lire : « A Hendaye, beauté d’une manifestation où le deuil et la colère passent à travers le corps et la voix des femmes. Prends ta part d’histoire. Tu avanceras deux fois plus vite. Mille sont allées à Hendaye, depuis le fond le plus écrasé de l’histoire, le plus près possible de la vie et des morts, à la frontière. Mille pour toutes. Faire l’appel des morts, assassinés, toujours vivants et l’appel des vivants contre la mort ». Devant la frontière, les stratégies différent : faut-il aller plus avant ? Bloquer la frontière ? Repartir ? Les voix sont plurielles mais le blocus ne sera par retenu : « Plutôt ouvrir des brèches, activer la circulation de pensées, de luttes, de corps vivants, d’énergies, de chants : plutôt avancer, danser par milliers, les femmes, pour qu’une seule ne se paralyse plus, pour que la moitié du ciel ne soit plus renvoyée à l’enfer des sorcières. » Aux femmes, venues d’un peu partout pour cette marche, se sont jointes des femmes basques qui ont accompagné l’action et le sit-in devant les CRS avec leur chant : « L’espoir étant présent dans les chants merveilleux d’une chanteuse basque qui nous a toutes liées dans le silence. »
Eva Forest ne sera libérée qu’en 1977. Elle se battra par la suite contre la torture. A sa mort, en 2007, ses enfants disperseront ses cendres à l’endroit du port d’Hendaye qui porte aujourd’hui son nom, quai Eva Forest. Si vous y passez, n’oubliez pas : si l’inquisition n’en a jamais vraiment fini de mourir, les sorcières, elles, sont toujours en vie...
Isabelle Cambourakis