Silence : Comment s’est passé pour vous le début de la révolution et du conflit ?
Naïla Mansour : Je suis née à Damas dans les années 70 et j’y ai vécu la majorité du temps. J’ai soutenu une thèse en sciences du langage à Paris de 1997 à 2004, puis je suis retournée à Damas. La Syrie est un pays très fragmenté. Nous sommes une mosaïque confessionnelle, sociale, économique… Il n’y a pas le même vécu entre Damas et l’est du pays notamment.
Lors du déclenchement de la révolution, j’étais à Damas. Les manifestations de 2011 ont été réprimées de façon inouïe. Il y a eu de la prison, de la torture. L’horreur de ce qui se passait, me venait par le son des bombardements et par les récits de prisonniers. J’ai des ami-e-s qui ont été arrêtés et qui sont mort-e-s sous la torture. Je n’ai pas vécu personnellement de telles scènes, mais, à cinq kilomètres de chez moi, il y avait des attaques chimiques.
Des amis ont vu tant de morts qu’il n’était plus possible d’en calculer le nombre, on calculait la dimension des fosses communes, à Douma. Dans le camp de Yarmouk, assiégé par le régime, à trois kilomètres de la ville, la population a subi la famine extrême. « On a commencé à manger de la cire pour l’épilation pour calmer la faim des enfants » m’a-t-on dit un jour. Ils cueillaient aussi de l’herbe, non comestible, terriblement amère, sur le sol.
J’ai vu de près les populations déplacées de Homs à Damas. On s’est mobilisé pour les gens sans logement, qui avaient tout perdu. En 2012, on a commencé à subir des explosions à Damas. De qui venaient-elles ? Des rebelles, comme on nous le disait, ou du régime pour mobiliser la population contre les rebelles ?
Comment la vie se poursuit-elle dans un pays en guerre ?
Damas est devenue une ville morcelée. Il y avait d’incessants barrages coupant les rues. Malgré cela, l’enseignement continuait. Dans les régions rebelles autour de Damas, les services publics étaient fermés : écoles, administrations… Les civils qui étaient restés sur place, car ils n’avaient pas assez d’argent pour partir, ou bien par volonté de résistance, vivaient donc sans plus aucun service public, parfois sans électricité.
Les villes rebelles étaient assiégées, rien ne pouvait y rentrer ni en sortir.
Il y avait aussi ce qu’on appelait les « exécutions de terrain ». Cela signifie qu’on peut tuer une personne sur simple présentation de sa pièce d’identité, à un contrôle ou un barrage. S’il est originaire d’une ville rebelle, il peut être fusillé sur place.
Le régime agit par son armée d’une part, par ses milices d’autre part, ses « comités locaux », loyaux au régime qui les arme. Ces derniers ne sont pas officiels. Ils peuvent tout se permettre. Ils sont composés essentiellement de personnes peu éduquées, violentes, de voyous, à qui on donne un salaire pour y participer.
La réalité dans les autres villes est plus atroce qu’à Damas.
Si un opposant chrétien, ou druze, ou alaouite est détenu, il n’est pas aussi torturé qu’un sunnite. Il a moins de risques d’être tué. Cela vient d’une volonté de ne pas mobiliser les minorités contre le régime, de les garder loyales. On a confessionnalisé le conflit. Les minorités nient cette réalité, car ils n’ont pas ce sentiment d’écrasement.
Parlez-nous de la répression…
Dans toute la Syrie, environ 50 000 personnes sont mortes sous la torture. Les corps ne sont pas rendus aux parents, mais seulement les papiers et les effets personnels. « On a enterré la pièce d’identité d’untel », disent les familles…
Dans une cellule prévue pour 1 ou 2 personnes, il peut y avoir 30 personnes. Certains meurent, suffoquent. L’hygiène est terrible, et on les affame. On n’enlève pas les cadavres tout de suite, on les laisse plusieurs jours. Beaucoup deviennent fous, certains se laissent mourir. Ça fait partie de la torture.
Parfois, il y a des échanges de prisonniers rebelles contre des prisonniers du régime. Les témoignages sont… indicibles. On m’a raconté des histoires de gangrènes, de jambes d’éléphant, avec une odeur terrible, et les autres prisonniers enroulaient la jambe dans une couverture et pressaient pour faire sortir le pus.
A quel moment la résistance civile et non-violente s’est-elle transformée en lutte armée et comment cela s’est-il produit ?
L’armement des rebelles a commencé fin 2011 (autant que nous sachions). A partir de là, il y a eu une répression inouïe du régime. Cela dépend des régions. A Damas et alentours, les rebelles ne pouvaient pas être armés au départ, car c’est plus contrôlé que les régions frontalières. Puis l’armement est devenu la règle dans toutes les régions rebelles. A Dar’a, au sud, à la frontière avec la Jordanie, les armes circulaient plus facilement, ainsi qu’à l’ouest de Homs, par la frontière avec le Liban. Le caractère aléatoire des assauts dans ces régions, avec les viols des filles, etc, ont poussé les gens à s’armer pour se défendre.
Fin 2011, les déserteurs de l’armée du régime risquaient leur vie, ils étaient condamnés à mort.
Hussein Harmouch, un grand déserteur, a annoncé aux médias la fondation de l’Armée syrienne libre, en invitant tous les déserteurs à le rejoindre. Je pense qu’on a été manipulés par les médias et les réseaux sociaux.
L’armement a été un piège pour la population, à mon avis. Ça donne le prétexte au régime pour être encore plus monstrueux. La jeunesse syrienne a été tuée. Je me demande si, sans armement, on aurait pu embarrasser le régime et la communauté internationale ? Beaucoup disent que le passage à la résistance armée était une fatalité, mais c’est le régime qui l’a voulu. Ce dernier était perplexe face à un mouvement social non-violent, car il ne comprend que la logique des armes. En mai 2011, le régime syrien a libéré les jihadistes, pour troubler la situation et la résistance. Assad se fiche de son pays.
A quel moment a eu lieu votre exil vers la France ?
A un moment donné, j’ai craqué, j’ai eu peur pour mes enfants, il commençait à tomber beaucoup d’obus sur les écoles. La vie quotidienne devenait de plus en plus dure : il y avait des coupures d’électricité, plus d’essence, la vie devenait très chère…
On culpabilise quand on sort du pays, on laisse des gens derrière, on n’a pas eu la force de résister.
Au début il m’a été difficile de supporter le « manque » de la mort. Il n’y a pas l’intensité de la mort ici. Je ressentais une grande culpabilité, je n’arrêtais pas de bouger, comme pour me punir car j’avais quitté mes parents, mes ami-e-s. Je ne supportais pas la consommation de mes enfants, le gaspillage… Je pleurais quand je rencontrais quelqu’un de gentil, d’humain, dans une administration par exemple.
Actuellement, j’enseigne en France au département d’arabe. Je suis arrivée dans le cadre d’un accord avec ma faculté, comme maître de conférence invitée pour un an. Je suis devenue irritable, j’avais une dépression post-traumatique. J’ai alors fait une psychanalyse, avec une arabophone. « Comment je peux vivre dans le futur avec tant de souvenirs ? », disait un ami Palestinien.
Comment s’est passé l’accueil en France pour vous ?
L’accueil des réfugié-e-s en France est très aléatoire, il dépend de la commune. A la Préfecture de Clignancourt, ça a été terrible : nous sommes humiliés, soupçonnés, traités comme des animaux. Il y a une fatigue de ces fonctionnaires face à la misère du monde. L’administration est terrible. La prise en charge prévue pour les réfugiés, n’est pas faite. Même moi, qui suis autonome avec la langue française, qui ai des revenus, depuis 13 mois que je suis en France, je n’ai toujours pas de carte vitale, pourtant je paie les cotisations. Il y a une discrimination linguistique et une infantilisation. L’administration dépend de l’humeur de la personne. Mais une fois qu’on est régularisé, ça va très bien, on est considéré comme un Français. C’est une sorte de rite d’initiation pratiqué sur les étrangers. Dans mon cas, j’ai été très privilégiée. Beaucoup ne connaissent personne à leur arrivée.
Quelle est votre vision et votre ressenti des attentats de Paris du 13 novembre ?
J’ai été très troublée. Ça réactive des choses. Ma première peur, ça a été comme en Syrie : est-ce que tout le monde est à la maison ? J’ai ressenti de la déception que la violence me suive. Ce qui m’a donné une peur bleue est l’ « état d’urgence » : ça réactivait mon vécu en Syrie. Ma fille m’a demandé : s’il y a la guerre, on va partir où ? Mon garçon de 11 ans m’a dit : « personne ne s’intéresse à nos morts ». Il le ressentait comme une injustice.
Je pressentais que toute cette violence ne peut pas être cloisonnée.
Comment percevez-vous l’intervention militaire occidentale en Syrie ?
J’ai l’intuition que ça ne sert à rien, mais qu’au contraire ça va empirer les choses. Ça aide Daech : « L’Occident nous attaque, les musulmans doivent s’unir ». Il ne fallait surtout pas de bombardements. Tant qu’il n’y a pas de solution politique en Syrie, pour en finir avec Bachar El-Assad, on ne peut rien résoudre.
Propos recueillis par Guillaume Gamblin
(1) Naïla Mansour est un pseudonyme.
Naïla Mansour a écrit un long texte sur l’exil, traduit en français, sur le site des Nouvelles Antigones. Intitulé « Pas un millimètre en-deça de la mort », il est disponible ici :
www.lesnouvellesantigones.org/pas-un-millimetre-en-deca-de-la-mort.