Nos atteintes à l’océan sont de deux types. Certaines procèdent de déséquilibres globaux entraînés par l’action humaine et qui touchent l’ensemble de la biosphère, comme le réchauffement et l’acidification des océans. Seule une réduction mondiale des émissions de gaz à effet de serre peut y mettre un terme. D’autres, plus directes, sont perpétrées sur place, dans les océans, comme la capture de poissons, petits ou gros, par la pêche industrielle. Comment prévenir ces atteintes ? Comment protéger physiquement cet espace immense et inhabitable ?
Un embrouillamini réglementaire bien peu contraignant
Depuis 1994, le droit maritime est régi par la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM), signée à Montego Bay en 1982. Elle divise les océans en zones économiques exclusives (ZEE) et en haute mer. Les premières représentent 35 % des mers. Elles sont situées dans la continuité des côtes et demeurent sous les juridictions nationales correspondantes (1). La haute mer comprend tout le reste. Elle est soumise au « principe de liberté » : aucun droit souverain ne peut s’y exercer mais il est possible d’y naviguer, d’y faire des recherches scientifiques, d’y poser des câbles et pipelines ainsi que d’y pêcher, sous certains conditions.
Et c’est là que les choses se compliquent. « Entre la FAO, dont relèvent les pêcheries et l’aquaculture, l’Organisation maritime internationale, dont relèvent la navigation, la sécurité maritime et la prévention de la pollution marine, la Commission baleinière internationale, dont relève la chasse à la baleine, et la Convention sur la diversité biologique, dont relèvent la biodiversité et les ressources génétiques, les responsabilités sont diluées, les réglementations, peu homogènes et l’absence de cohésion, réelle », explique Nathalie de Pompignan (2).
De plus, la réglementation des océans passe par de nombreuses conventions, que chaque Etat est libre de ratifier ou non. A la suite de quoi chacun est censé faire respecter ses conventions dans sa zone économique exclusive, ainsi qu’auprès des navires immatriculés chez lui. Or, tout comme les grandes multinationales, les navires ont tendance à s’immatriculer dans les Etats qui offrent la législation la plus légère et les avantages fiscaux les plus importants. D’où l’expression de « pavillon de complaisance », qui concerne plus la moitié de la flotte mondiale, selon Nathalie de Pompignan.
Surveiller les océans : mission impossible ou question de volonté ?
Les règles sont donc loin d’être simples et évidentes. Mais leur respect est encore une autre paire de manches. Dans ces espaces immenses, sans frontière ni route délimitée, où règne le « principe de liberté », contrôler l’activité de chaque bâtiment est une tâche démesurée.
Mais selon Lamya Essemlali, de l’ONG Sea Shepherd (3), la question n’est pas là. « Les moyens technologiques [de surveiller les océans], on les a ; le problème, c’est d’orienter ces moyens vers la protection des océans et non les enjeux géopolitiques et stratégiques », explique-t-elle. En effet, satellites et autres nouvelles technologies facilitent largement ce travail (4). C’est donc simplement la volonté politique qui manquerait.
Par ailleurs, d’autres moyens existent pour limiter l’activité en mer. Par exemple, le combat contre la surpêche : « Il existe trois fois trop de bateaux de pêche suréquipés face à des ressources halieutiques qui ne cessent de se raréfier », explique Nathalie de Pompignan. Or, aujourd’hui, « la pêche industrielle est extrêmement subventionnée par l’Union européenne (UE) et ne pourrait pas être rentable sans ces perfusions. Si on enlève les subventions, les bateaux restent à quai », soutient Lamya Essemlali (5).
Dans un film documentaire (6), l’association Bloom a bien mis en évidence le jeu des industriels de la pêche sur le personnel politique visant à contrer l’interdiction du chalutage profond au niveau européen. Alors que celle-ci était quasiment acquise, le parlement européen aurait été retourné par Frédéric Cuvillier, ancien maire de Boulogne-sur-Mer, port d’attache de navires concernés, ainsi que par deux eurodéputés français (du PS et de l’UMP), aidés par un cabinet de lobbying. Les industriels semblent craindre qu’à partir du moment où une pratique est remise en cause, d’autres le soient à sa suite.
Nathalie de Pompignan élargit le tableau : des bateaux européens touchent des subventions de l’UE pour pêcher au large de l’Afrique ou dans le Pacifique Sud. De plus, « entre 1980 et 2012, elle a versé un total de 5 milliards d’euros aux pays du Sud pour accéder à leurs eaux, ajoute-t-elle. Or, outre le fait d’accentuer la surexploitation des ressources halieutiques de ces pays, de telles subventions menacent la sécurité alimentaire de populations dont le poisson est la principale source de protéines ». Sans compter la pêche illégale, qui représente entre 11 et 26 millions de tonnes de poissons par an, selon l’UE.
Qui a sauvé les baleines ? (Si seulement elles l’ont été…)
Prenons l’exemple des baleines. L’animal est non seulement symbolique, mais également crucial pour l’équilibre des écosystèmes (7). Plus de deux millions d’entre elles ont été tuées au 20e siècle, les menaçant d’extinction. La Commission baleinière internationale (CBI), créée en 1946, n’a interdit la chasse à la baleine qu’en 1982, créant également un « sanctuaire » dans l’Antarctique. Depuis, le Japon, l’Islande et la Norvège continuent pourtant cette activité, au motif qu’elle fait partie de leur culture. La CBI est donc incapable de faire respecter ses décisions.
Pour Lamya Essemlali, l’explication est simple : « Face à des Etats aussi puissants que le Japon, peu de pays sont prêts à jouer au bras de fer. Car les rapports commerciaux prennent le pas sur la sauvegarde des baleines. Pourtant, il suffirait qu’un seul pays mobilise un bateau de marine pour patrouiller et s’assurer qu’il n’y a pas de chasse — ils ont le droit de le faire dans le sanctuaire antarctique. Mais cela serait perçu comme une déclaration de guerre. » Plus de mille baleines sont toujours tuées chaque année.
Sauvegarder les grands prédateurs, « clés de voûte » des océans
D’où le rôle palliatif de l’ONG Sea Shepherd qui, avec les moyens du bord, tente d’empêcher les braconniers d’exercer en toute impunité. « En haute mer, c’est le far west, il n’y a pas de juridiction et pas de police des mers. Il faut combler ce vide. » En plus de trente ans, l’ONG peut notamment se vanter d’avoir mis hors d’état de nuire neuf baleiniers braconniers (8).
Sea Shepherd s’intéresse d’abord aux grands poissons. « Ce sont des animaux nobles, les super-prédateurs au sommet de la chaîne alimentaire, et les premiers à disparaître. » Selon la FAO, les populations de requins ont diminué de 90 % en un siècle. Selon Lamya Essemlali, ils ont « une place essentielle dans l’équilibre des écosystèmes. Ils sont parfaitement adaptés, tout a évolué en fonction d’eux. Là où les requins sont exterminés, on assiste à des explosions de méduses. Ils sont les clés de voûte des écosystèmes marins ».
Protéger les océans : des parcs naturels marins
Pour les acteurs que nous avons interrogés, la réponse globale tombe sous le sens. « La solution, si on veut avoir de la vie sauvage, c’est de vraies réserves marines, où on ne pourrait pas pêcher, clame François Sarano. Au minimum 20 % des océans devraient faire l’objet de réserves. » (8)
Car le constat est là : « Quand on arrive vraiment à protéger des zones, la vie revient. Il y a un pouvoir de résilience important », explique Lamya Essemlali. En 2013, 2, 93 % des océans étaient protégés, à des degrés divers — chaque Etat ayant la liberté et la responsabilité d’un certain niveau de contrôle. En France, c’est l’Agence des aires marines protégées qui s’en charge, et l’Etat s’est engagé à protéger 20 % de sa ZEE d’ici 2020.
Quel pouvoir pour le citoyen-consommateur terrien ?
« La volonté politique n’arrivera que s’il y a une impulsion citoyenne suffisamment forte. L’intérêt de nos actions, c’est de braquer les projecteurs sur des problématiques peu connues, explique Lamya Essemlali, optimiste. Moi, je trouve que ça bouge depuis dix ans. Un des curseurs, c’est la manière dont est perçu Sea Shepherd : on était vus comme trop radicaux, et aujourd’hui la tendance s’est inversée. Les gens ont compris que signer des pétitions ne suffit pas, qu’il faut sortir de cet attentisme et agir. » En clair, ne pas laisser aux politiques et aux lobbies les mains libres sur ces questions.
La résolution des problèmes marins pourrait aussi passer par la terre. En stoppant les pollutions liées à l’agriculture, aux eaux usées, et à tous les déchets qui finissent à la mer. En faisant pression sur les décideurs politiques afin de contrecarrer le poids des lobbys (9). En arrêtant surtout de consommer du poisson en grande quantité.
« Ce qui est accessible à tout le monde, c’est faire attention à ce qu’on met dans son assiette. C’est avec ça qu’on a le plus d’impact sur la planète, selon Lamya. Par contre, ça remet en question des habitudes profondes. Aujourd’hui, 40 % de ce qui est pêché dans l’océan sert à alimenter les animaux d’élevage, et les chats domestiques mangent plus de poissons que tous les phoques. »
Baptiste Giraud
(1) La France possède la deuxième ZEE au monde, après les Etats-Unis, avec 11 millions de km², et ceci grâce à ses départements-régions d’Outre-Mer et collectivités d’Outre-Mer.
(2) FAO (Food and Agriculture Organization) : Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture.
(3) La Sea Shepherd Conservation Society (Société de conservation des bergers de la mer) a été fondée par Paul Watson en 1977 pour protéger la faune marine.
(4) Un site comme www.marinetraffic.com/fr donne une idée de ce qui est techniquement faisable.
(5) « Il faudrait un moratoire sur la pêche industrielle et là, les quotas chuteraient », poursuit-elle. Les industriels sont en effet ceux à qui les quotas profitent le plus.
(6) Voir Intox, enquête sur les lobbies de la pêche industrielle, sur youtube.com. Bloom, 77, rue du Faubourg-Saint-Denis, 75010 Paris, tél : 09 81 46 33 70, www.bloomassociation.org
(7) Les baleines se nourrissent dans les profondeurs tandis que leurs déjections, riches en fer, remontent à la surface. Le phytoplancton utilise ensuite ce fer pour capter le carbone.
(8) Un consensus scientifique semble se faire autour de cette question et de ce pourcentage de 20 %.
(9) Voir www.seashepherd.fr/whales