Aujourd’hui, un tiers de la pêche mondiale sert de nourriture aux poissons et animaux d’élevage. Dans le même temps, près de 50 % de la consommation mondiale humaine de poisson provient de l’aquaculture (1). Pourtant, la réalité de cet élevage reste méconnue et quasi invisible. Surpopulation, utilisation d’antibiotiques et autres biocides, pollutions, dégradation de l’environnement : ce qui vaut pour l’élevage industriel de bêtes à viande, sur terre, est-il aussi vrai pour l’élevage de poissons, en mer ? Allons-nous domestiquer la totalité des espèces que nous mangeons ?
La conchyliculture en tête de l’élevage marin français
Quand on évoque la mer et l’élevage, en France, on pense d’abord aux huîtres (ostréiculture) et aux moules (mytiliculture), qui constituent la conchyliculture. Ces deux domaines comptabilisent une production de 160 000 tonnes par an (2), tandis que l’élevage de poissons représente 45 000 tonnes seulement.
Traditionnellement, la conchyliculture semble attachée à la gastronomie française. « Nos » huîtres s’exportent même jusqu’au Japon. Par ailleurs, l’impact environnemental des huîtres et moules est intéressant, selon François Sarano, océanographe et ancien de l’équipe Cousteau : « Ce sont des coquillages filtreurs dont l’élevage est formidable car il se fait dans le milieu, sans apport, et sans conséquence négative. »
Tout n’est pourtant pas si rose dans la conchyliculture. L’augmentation de la mortalité des huîtres secoue depuis quelques années les producteurs. Face à cela, beaucoup multiplient la quantité de naissain (bébés huîtres) de manière à conserver une production stable, au prix d’une perte énorme (jusqu’à 80 % de pertes). D’autres utilisent l’huître triploïde, consommable toute l’année et à la mortalité plus faible, mais que beaucoup considèrent comme un OGM caché (3).
Surtout, dans la conchyliculture comme ailleurs, des phénomènes de concentration et d’industrialisation semblent à l’œuvre. Comme l’indiquent des projets d’installation de « filières » conchylicoles. Selon cette technique d’élevage, les poches contenant les coquillages sont accrochées verticalement à des cordages, eux-mêmes tendus entre des bouées à la surface de la mer et en eaux profondes. Ce procédé garantit une immersion permanente et non tributaire de la marée.
Concentration et industrialisation
Sur l’île d’Oléron, un projet de ce type a été envisagé par le Comité régional de conchyliculture (CRC). Son premier tracé portait sur 387 ha en bord de côte, face à la grande plage des Saumonards, dans l’anse de la Malconche. Il fut validé en 2012 avant d’être suspendu quelques mois plus tard pour absence d’étude d’impact. Seconde tentative fin 2014 : le projet ne comprend plus que 251 ha de filières, mais toujours pas d’étude environnementale suffisante pour le tribunal administratif de Poitiers, qui annule l’autorisation d’installation en juillet 2015, quelques jours avant le début des travaux.
Les arguments des opposants sont nombreux (4). D’abord, « les ostréiculteurs ont choisi le site qui était le meilleur pour eux, ils ont développé ce projet sans penser aux autres », explique Jean-Michel Massé, maire de la commune voisine de Saint-Denis-d’Oléron. Les autres, ce sont les plaisanciers et les pêcheurs. Mais surtout, le système des filières ne serait accessible qu’aux plus riches : une filière coûte 25 000 € et nécessite comme outil de travail des bateaux spéciaux valant jusqu’à 120 000 €.
« On voudrait éviter que l’ostréiculture en arrive au même point que l’agriculture. Bientôt il n’y aura plus rien de naturel, déjà que c’est compliqué avec la pollution de l’eau », nous confiait à l’été 2015 une ostréicultrice. Le parallèle avec les fermes-usines est-il pertinent ? « On y arrive : tout laisser aux mêmes sans s’occuper des autres. Pour l’Etat, il est plus facile de contrôler quelques entreprises que des centaines, ça lui permet de réduire ses services. »
L’aquaculture française : du haut de gamme ?
Si la conchyliculture est encore assez visible sur les littoraux français, ce n’est pas le cas de l’aquaculture. Et pour cause : seulement cinq mille tonnes de poissons marins sont produits chez nous chaque année. Contre un million de tonnes de saumon en Norvège. Par contre, les élevages de truites et poissons d’étang, situés dans les terres, près de sources d’eau douce, produisent quarante mille tonnes annuellement.
L’aquaculture marine est réalisée dans des cages en pleine mer, ou bien en bassins le long du littoral. Pour la France, les élevages en mer se trouvent au large de Cannes, de Marseille et de la Corse. Des turbos grossissent à Noirmoutier et au nord de la Bretagne, des soles à Bayonne et des esturgeons en Aquitaine. En tout, cela n’occuperait que 15 ha à la surface de la mer, selon Véronique Ehanno, du Syndicat français de l’aquaculture marine et nouvelle (SFAM) : « En France, les élevages sont modestes. La plus petite des fermes norvégiennes produit plus que l’ensemble de la France. » Parmi les 17 % de poissons d’élevage que les Français consomment, la grande majorité provient donc d’importations.
Importé ou non, c’est l’impact environnemental de l’élevage qui pose problème. « Nous voulons manger du bar, de la daurade, du thon, qui sont des espèces carnivores, et auxquelles on doit donner à manger du poisson », explique François Sarano. En moyenne, il faut 4 à 5 kg de poisson sauvage pour produire 1 kg de poisson d’élevage. Dans le cas du thon rouge, le rapport est même de 1 à 15…
« Un vol des richesses de la mer »
« C’est une pêche détournée. C’est la chose la plus bête et scandaleuse qu’on puisse imaginer, un vol détourné des richesses de la mer. Et au profit de qui ? De quelques milliers de gens au Japon ou en Europe, aux dépens des écosystèmes et de ceux qui vivent de la petite pêche », accuse Sarano.
Quant aux autres types d’élevage, ils comportent également de graves dangers. « La pisciculture d’eau douce marche bien car les carpes mangent n’importe quoi. Sauf que l’eau qui ressort de ces élevages est toxique à cause des quantités phénoménales de biocides qu’on y met. » Le saumon ? « Il ne faut que 1, 5 kg de granulés de sardines pour produire 1 kg de viande, mais le coût écologique est catastrophique, entre la pêche des sardines, subventionnée, et la pollution liée aux antibiotiques dans les élevages. »
Derrière cela, les producteurs français ont beau jeu de se revendiquer du haut de gamme. « Face à la concurrence étrangère, nous développons des labels de qualité : Aquaculture de nos régions, Label Rouge, Agriculture biologique, etc. Les conditions d’élevage sont bien meilleures qu’ailleurs. La réglementation française est très stricte, plus qu’au niveau international. Les produits ne sont pas forcément visibles sur les étals car ils sont en grande partie valorisés dans les restaurants, dans le haut de gamme », explique Véronique Ehanno.
Réponse de Lamya Essemlali, présidente de Sea Shepherd France : « L’aquaculture bio utilise moins de produits, mais ça ne résout pas le problème de la surpêche. Les labels sont des étiquettes de bonne conscience. »
Poisson, viande, même combat
Au niveau mondial, 90 % de l’aquaculture provient de Chine. Et la production se limite majoritairement à six espèces : carpe, tilapia, chanos, saumon, poisson-chat et anguille. La concentration des individus dans un milieu fermé entraîne la prolifération des épidémies dues à des bactéries et parasites. C’est le cas du saumon chilien, des huîtres européennes, ou encore des crevettes de mer. Les éleveurs ont donc recours à des antibiotiques et pesticides qui polluent l’eau des bassins, et dont on peut craindre qu’ils imprègnent les organismes des poissons. Un pigment orange, la canthaxanthine, est par exemple utilisé dans l’alimentation des saumons et des truites afin de colorer leur chair.
Ainsi, non seulement l’aquaculture bouleverse les écosystèmes marins en prélevant une grande quantité de poissons pour nourrir les élevages, mais, par ses rejets d’eau, elle pollue également les zones où elle s’implante. « Lorsque les concentrations de fermes marines et les polluants organiques, minéraux et pharmaceutiques, deviennent trop abondants, les bassins d’aquaculture sont ni plus ni moins abandonnés », raconte Nathalie de Pompignan.
Un certain discours officiel continue pourtant d’expliquer qu’il faut produire du poisson – tout comme de la viande – pour alimenter l’humanité. A cela, François Sarano répond que « nous ne puisons pas dans les océans pour nourrir l’humanité mais pour satisfaire la demande solvable. Seuls les gens aisés peuvent se payer du poisson, pas les autres. Donc ce n’est pas comme ça qu’on résoudra le problème de la faim. On fait de l’argent, on ne cherche pas à nourrir les gens. »
Baptiste Giraud
(1) Chiffre de la FAO, cité par Nathalie de Pompignan et Constance Albanel dans Océan – Alerte rouge. Chroniques d’un désastre annoncé, L’Harmattan, 2014. L’aquaculture désigne toutes les activités de d’élevage (pisciculture pour les poissons, conchyliculture pour les coquillages) ou de culture (algoculture pour les algues) en milieu aquatique.
(2) Chiffre de 2012, ministère de l’Ecologie.
(3) Voir : www.infogm.org/Huitre-triploide-une-manipulation
(4) A Oléron, les opposants sont regroupés dans l’Aplimap (http://aplimap.blogspot.fr). Sur la Côte d’Emeraude, un projet similaire a entraîné la même réaction (http://apeme-emeraude.jimdo.com).