Quelles sont les limites concrètes auxquelles fait face l’industrie fondée sur les hautes technologies et l’extraction de matières premières ?
La réalité est bien éloignée des discours optimistes sur le développement durable, des espoirs de « découplage » entre croissance de la consommation d’énergie et du PIB, des mirages d’une économie enfin dématérialisée fondée sur des services numériques et donc forcément « virtuels ». En fait, toute industrie est confrontée à la matérialité du monde : dans leur immense majorité, les objets, les machines – visibles ou cachés – qui composent notre quotidien, et l’ensemble des services qui s’appuient sur eux, nécessitent des ressources non renouvelables, essentiellement des métaux (mais pas seulement, par exemple le phosphate en agriculture).
Or celles-ci ne peuvent qu’être partiellement recyclées : on ne peut jamais recycler à 100% ; il y a des usages dispersifs, qui ne permettent pas de récupérer la ressource (le chrome pour le tannage des cuirs, le cuivre ou l’étain pour la peinture anti-algues des bateaux, l’argent dans les pansements, etc.) ; enfin le mélange (alliages) et la complexité des produits rendent le recyclage très imparfait et incomplet.
Le développement et la généralisation des hautes technologies accélère et aggrave ces effets : on utilise des ressources plus rares, et on rend les produits plus compliqués, intégrés, miniaturisés, donc bien plus difficiles à recycler. De nombreux métaux high tech, dont les terres rares, sont recyclés à moins de 1%.
Acceptons-le : il n’y a pas de solution technologique permettant de maintenir la gabegie énergétique et matérielle actuelle, car nous serons toujours rattrapés, sur la durée, par un facteur limitant, comme les ressources métalliques ou la disponibilité en surface.
Quelles sont les matières premières dont l’approvisionnement risque de devenir le plus problématique à court terme ? Faut-il craindre des pénuries ?
C’est un exercice périlleux de prédire, par rapport aux réserves actuelles de la soixantaine de métaux, les pénuries à venir. D’abord, car la demande bouge beaucoup : à la hausse (croissance hallucinante des besoins, urbanisation, industrialisation, motorisation d’une part toujours plus grande de l’humanité, Chine et Inde en tête) mais potentiellement à la baisse aussi (substitution possible ou augmentation du recyclage, notamment quand les prix montent). Ensuite, car du côté de l’offre il faut prendre en compte de nombreux paramètres : exploration et découvertes, progression des techniques de récupération, et également le prix.
Les métaux les plus problématiques à moyen terme seront peut-être ceux qui sont difficiles à substituer : l’étain, le cobalt, ou l’argent peut-être. Mais à terme, tous les métaux, hors le fer et l’aluminium très abondants, sont concernés, et les ressources sont de moins en moins concentrées ou accessibles.
Cela étant dit, je ne crois pas à un « effondrement » de nos sociétés industrielles par les ressources. J’ai bien peur que nous soyons confrontés à bien d’autres forces sociologiques et décompositions d’ici là. Mais cela peut être un facteur aggravant, voire déclencheur.
Pour sortir de ces impasses, vous proposez d’interroger notre système productif dans sa globalité. Que faut-il remettre en cause selon vous ?
Je dirais avant tout notre croyance techniciste. Nous avons un besoin maladif de recourir systématiquement aux solutions technologiques, d’espérer qu’à peu de choses près (quelques éco-gestes, soyons consomm’acteurs et citoyens-du-monde), elles résoudront nos problèmes actuels.
Et aussi notre foi dans le progrès. Évidemment, tout n’était pas mieux avant, et on a sans doute une tendance naturelle à oublier le pire pour ne garder que le meilleur. Mais il faut porter de belles œillères pour refuser de voir l’évidence, car comme le dit joliment le pape François : « La terre où nous vivons devient en réalité moins riche et moins belle, toujours plus limitée et plus grise, tandis qu’en même temps le développement de la technologie et des offres de consommation continue de progresser sans limite » (1).
Que sont les low tech ou basses technologies, que vous appelez de vos vœux ? Quels seraient les principes d’une ingénierie low tech ?
Avant toute chose, il faut travailler sur la sobriété. C’est tellement plus efficace d’économiser l’énergie que de déployer des renouvelables (il faudra aussi le faire, bien sûr, mais peut-être pas comme aujourd’hui, pour accompagner la croissance de la demande, et pas avec les technologies complexes actuelles).
Puis stopper l’accélération mortifère qui se prépare sous nos yeux avec les objets connectés, les drones et robots, l’humanité « augmentée »… Ensuite, il faut travailler sur la conception des objets : les rendre réellement durables en minimisant les pertes de matière en fin de vie, réduire ou supprimer le contenu électronique, choisir des matériaux plus simples et moins mélangés…, ainsi que sur la manière dont nous les produisons : ateliers locaux ou giga-usines, machines et robots consommateurs de ressources ou humains.
Au lieu de lancer la voiture électrique, lancer le pot de yaourt de 300 kg à vitesse maximale de 70 km/h, ou quelque chose du type vélo couché à assistance électrique. Au lieu de conduire un grand programme de rénovation thermique dans le bâtiment, tricoter des pulls et revenir à des températures de consigne plus raisonnables.
Quelles seraient les implications du passage au low tech dans la vie de tous les jours ?
Il faudrait se déplacer moins loin, ou moins souvent, ou y consacrer plus de temps. Rééquilibrer le temps passé entre les transports, l’économie domestique et les activités « externes ». Car il faut du temps pour faire des confitures, bricoler son vélo, fabriquer son dentifrice ou son savon, surveiller son compost ou nourrir ses poules, ou aller acheter « en circuit court », chez toute une série de petits producteurs, ce qui remplit aujourd’hui le chariot du supermarché.
Le low tech peut toucher tous les domaines de la vie courante, habitat, transport, nourriture, objets du quotidien, divertissement, sport, et même informatique ! On peut relire Illich sur la médecine, et accorder, naturellement, bien plus de place à la prévention. Mais franchement, je ne recommande pas de commencer par le low tech chez le dentiste…
Comment amorcer la transition du high tech vers le low tech ?
C’est là que ma compétence d’ingénieur s’arrête, car je ne suis ni psychologue, ni sociologue, ni politologue. Mais je pense à deux pistes.
L’une est l’emploi. Il est évident que la croissance-créatrice-d’emplois, ne reviendra pas. Et tant mieux, puisqu’on ne sait pas la découpler de la pollution. Les low tech permettraient de construire un système industriel et commercial « post-croissance » de plein emploi. Car le contenu en travail de la production locale à petite échelle, de l’artisanat à la réparation, est bien plus important. Je pense que devant le désastre du chômage, et à l’aube, peut-être, d’une nouvelle vague massive de destructions d’emplois à coup de robots, de drones et d’ordinateurs « intelligents », cela pourrait intéresser les politiques.
L’autre est l’agriculture. Dans ce secteur, il est particulièrement visible que l’on va dans le mur, et que la course à la productivité dégrade la situation économique des producteurs, l’environnement, et la condition sanitaire des consommateurs, et nous avons les moyens financiers des subventions.
Vous intervenez régulièrement auprès de grandes entreprises. Quel est leur regard sur ce que vous proposez ?
Concernant les entreprises elles-mêmes, en tant qu’institutions, disons qu’elles sont avant tout intriguées, éventuellement intéressées, peut-être à l’affût de nouvelles sources d’innovation. Mais rien ne permet d’espérer, de leur part, et malgré toutes les déclarations d’intérêt, de nécessité de « ruptures », d’évolution de business models, une quelconque évolution significative de leurs activités actuelles. Si on ne fait pas évoluer l’univers réglementaire, fiscal, financier, dans lequel elles sont enchâssées, les choses ne bougeront qu’à la marge. Et on peut constater, avec le développement durable, qu’elles peuvent tenir des décennies en chantant leurs vertus, sans bouger le petit doigt, à part l’impression de quelques beaux rapports en papier (glacé ou recyclé).
Concernant les personnes qui travaillent dans ces entreprises, il ne se passe pas une semaine sans que je constate combien les gens, jusqu’au plus haut niveau hiérarchique, sont conscients du problème, peinés dans leur rôle de citoyen et/ou de parent, voire de dirigeant, mais se déclarent impuissants à faire – seuls – bouger les choses, tiraillés entre une grande lucidité sur le constat et une totale incapacité à agir.
Du point de vue culturel, comment renverser la suprématie du high tech et rendre désirable le low tech ?
Je ne suis pas sûr que le low tech soit jamais désirable. Il faudra peut-être plutôt parler de technologies sobres, durables, ou appropriées (2). Une partie de la réponse se trouve dans les élites médiatiques, économiques, politiques, culturelles, qui donnent le la de la consommation. Supprimez la publicité et la télévision, remplacez l’informatique à l’école par la pratique d’instruments de musique (rien de plus low tech qu’un violon : plein de savoir-faire, mais increvable et en matériaux renouvelables), faites rouler les joueurs du PSG dans des voiturettes moches et minuscules, et peut-être que le reste suivra !
Propos recueillis par Baptiste Giraud
(1) Encyclique Laudato Si’
(2) Cf E.F. Schumacher