Cerbère, 1400 habitants, est la dernière commune avant l’Espagne, au pied des Pyrénées. Elle s’est développée autour d’une activité centrale : la gare internationale qui, pendant un siècle, a permis le transfert des marchandises et de voyageurs entre la France et l’Espagne (1). Mais l’autoroute et la multiplication des camions dans un premier temps, puis le TGV depuis décembre 2013, ont provoqué une baisse importante d’activité dans la commune, que la fréquentation touristique ne compense pas.
Au niveau des transports, la décroissance étant une combinaison à mettre en place entre la marche, le vélo et le train, il s’est avéré judicieux de choisir Cerbère pour y installer un centre de recherche sur les alternatives décroissantes.
Can Decreix (« la maison de la décroissance », en catalan) est née de la volonté de chercheurs ayant organisé des rencontres sur la décroissance en lien avec l’Université autonome de Barcelone. L’un d’eux, François Schneider, a financé l’achat du lieu en société civile immobilière avec son frère, fin 2011 (2). Il s’agit de deux maisons de cheminots et d’une miellerie, le tout avec un terrain très pentu d’environ 3000 m2 en bordure de vignes, au-dessus de la gare. L’une des maisons sert de lieu de vie et de recherche pour trois chercheurs : François, Sylvain et Filka. L’autre sert à l’accueil de visiteurs, d’activistes et stagiaires à court terme (3). Enfin, les garages, tout en haut, ont été transformés en zone commune pour y établir un atelier d’entretien du matériel, une cuisine collective et un garage à vélos. Ici s’expérimentent des méthodes alternatives, que ce soit dans le domaine de l’agriculture, de l’énergie, des transports, de l’eau, des déchets…
Mais revenons un peu en arrière…
L’épopée de la décroissance
François Schneider a commencé par militer pour un monde sans voitures il y a maintenant une trentaine d’années. Etudiant à Lyon, il participe aux vélorutions locales puis au lancement de la revue internationale Carbusters (4). Il écrit dans de nombreuses revues engagées, dont Silence (5). En juillet 2004, avec le soutien logistique de la nouvelle revue La Décroissance, il se lance dans une marche à travers la France. Il fait ainsi l’aller-retour Lyon-Bordeaux à pied, accompagné d’un âne, et multiplie les débats sur les alternatives à la croissance. Avec plusieurs autres chercheurs, il lance des conférences scientifiques internationales sur la décroissance (6). Signe de l’intérêt pour la question, cela a permis la mise en place, à Barcelone, d’une équipe de chercheurs qui travaille sur la question.
Décoloniser un espace existant
Un débat revient sans cesse dans l’équipe de chercheurs barcelonais : comment confronter la théorie et la pratique ? De là vient l’idée de créer un lieu d’expérimentation. François souhaitant se rapprocher un peu de la France, le compromis se fait avec l’achat de Can Decreix à Cerbère, à deux heures de train de Barcelone en train régional.
Un autre argument en faveur de Cerbère est son climat : celui-ci est doux et extrême, avec beaucoup de vent, beaucoup de soleil, de grosses périodes de sécheresse et des pluies brutales… soit ce que prédisent les spécialistes du climat à des régions de plus en plus vastes autour de la Méditerranée. Cela permet donc d’intégrer également la dimension climatique. Le lieu se trouve aussi dans un contexte de crise économique, avec la baisse d’activité de la gare (suppression programmée des trains de nuit, réduction du fret…), mais aussi la menace de fermeture d’un hôpital et l’abandon des vignes. Enfin, il s’a git d’un village où l’on n’est pas coupé du monde, contrairement à d’autres projets collectifs.
L’idée de départ est plutôt de décoloniser un espace existant tout en restant en lien avec les équipes de recherche, principalement en France et en Espagne, mais aussi ponctuellement avec d’autres (Italie, Allemagne, Belgique, Québec…). Il ne s’agit pas de se refermer sur soi-même ; chaque été, l’équipe propose — sur place ou non — une école d’été décroissante. En 2015, cet événement était couplé avec le camp climat en Allemagne (7).
Tout au long de l’année, le lieu accueille des stagiaires et des porteurs de projets pour des séjours d’un mois. Ils sont invités à lire les informations sur le fonctionnement du lieu (voir encart). Au bout d’un mois, ces personnes peuvent s’impliquer à long terme de multiples manières (8).
Pratiques quotidiennes perturbantes
Les demandes de stages, venant principalement d’étudiants, sont nombreuses car le lieu est très connu dans la sphère de la recherche autour de la décroissance, au niveau national et international : on entend se mélanger sur place de nombreuses langues européennes.
La première semaine est souvent perturbante pour les arrivants : comme tout est repensé pour la « simplicité », il faut intégrer de nombreuses pratiques. Par exemple, la vaisselle ne se fait pas avec du savon mais avec une dilution de cendre de bois ou avec des savons végétaux, l’eau sale étant ensuite versée sur les plantations ; le savon classique augmenterait la salinité des sols. Il faut apprendre à utiliser les différentes sortes d’eau présentes : celle du réservoir d’eau de pluie (9), celle de deux puits et les eaux usées… qui servent principalement pour le jardin.
La cuisine est solaire autant que possible… mais comme le soleil n’est pas toujours ardent, des méthodes ont été mises en place pour limiter les temps de cuisson (10). Les plantes germées permettent d’éviter la cuisson, et de nombreuses plantes, sauvages ou cultivées, peuvent se manger crues. Quand le soleil manque, des poêles à bois assurent le complément (11). Les plantes qui poussent sur place, notamment de nombreuses épices, sont utilisées prioritairement… Toutefois, cela ne suffit pas à assurer l’autonomie alimentaire (ce n’est pas l’objectif), et des achats sont faits auprès de producteurs bio du marché, d’un groupement d’achat, ou encore par des échanges locaux (huile d’olive, vin, légumes…). Le pain est fait sur place, avec autant de recettes différentes qu’il y a de boulangers. On fait aussi des conserves, soit en cuisant les infrédients avec des cuiseurs solaires, soit en les déshydratant avec des séchoirs solaires (figues et raisins lors de notre passage cet été). On tend vers un régime bio végétalien, le plus respectueux de l’environnement.
Simplification
Les habitants de Can Decreix ont également développé la consommation de produits que les habitants locaux connaissaient peu : les collines voisines regorgent de cactus avec leurs figues de barbarie. Un stagiaire marocain leur a appris à ramasser les fruits (hérissées de piquants) de manière très simple ; une stagiaire mexicaine leur a donné des recettes. Ils ont aussi découvert que les pousses de l’année du cactus peuvent se manger (après un épluchage délicat !). Moutsie (12) et Gérard Ducerf sont venus les conseiller sur la reconnaissance des plantes locales, mais également sur la réalisation de cosmétiques indispensables comme le dentifrice, le shampoing…
Pour l’électricité, le centre est client d’Enercoop (13) avec une politique de sobriété. L’électricité pourrait être produite sur place avec des photopiles, mais un débat est en cours : alors qu’on peut produire de la chaleur facilement avec des capteurs solaires, la production d’électricité nécessite des technologies pour le moment peu compatibles avec la décroissance.
Le lieu présente la particularité d’être sans « produits blancs » ; ni réfrigérateur, ni congélateur, ni machine à laver… Les plats sont préparés au fur et à mesure, la lessive se fait avec des ventouses, en attendant la construction d’un lave-linge à pédales (14). Pour la plupart, les outils sont des appareils manuels récupérés. Il reste des difficultés : il n’est pas facile de percer la roche sans perceuse ou marteau-piqueur. Ou de développer des cultures sur BRF (15) sans broyeur électrique.
Une artiste qui est venue sur place a concocté un « musée des objets inutiles » où sont empilés de vieux appareils électroménagers, des toilettes à eau, un frigo, une antenne télé, une plaque d’immatriculation…
Reste les ordinateurs : pour le moment, aucune alternative décroissante n’a été trouvée. Quelques activités ont toutefois été « désordinateurisées » !
Le jardin bénéficie d’une installation de recyclage des eaux usées, des « wicking beds » ont été mis en place (16). Il y a différentes sortes de composts, des toilettes sèches… et tout repart au jardin. L’une des intentions est de ne produire aucun déchet.
Un réseau développé
De nombreuses expérimentations on lieu dans un cadre scientifique. Elles feront l’objet d’un suivi et de publications, en premier lieu avec l’Université autonome de Barcelone (17). Can Decreix est en relation avec différents réseaux pour répondre à des questions dans les domaines de l’artisanat et de l’agriculture. Pour les agriculteurs qui appliquent des démarches émergentes, et n’ont donc pas accès aux aides institutionnelles, la décroissance peut permettre de trouver des solutions peu coûteuses.
Ce mode de vie est si économe qu’avec le temps, les chercheurs ont diminué leur temps de travail officiel. Ainsi, François Schneider est passé progressivement du statut de salarié de l’université à celui de chercheur associé, puis en simple contrat aidé sur le site… Il envisage maintenant de se limiter à quelques travaux de recherche. Sylvain travaille aussi de plus en plus sur le site et se focalise sur l’aide aux projets alternatifs. Filka reste chercheuse à l’Université autonome de Barcelone. Hristo, qui est venu pour huit mois, envisage de créer un centre équivalent en Bulgarie, son pays d’origine. Céleste entend rester sure place après son séjour longue durée, qui lui a permis de mettre en pratique les expériences d’autres communautés écologiques.
Si le réseau international décroissant est à l’origine de nombreux événements et rencontres, Can Decreix essaie aussi de s’implanter localement, le plus largement possible. L’équipe organise des stages ouverts au public sur différents savoir-faire décroissants. Des visites botaniques sont organisées chaque mois. Lors de notre passage, une journée portes ouvertes a permis à des voisins de venir découvrir les pratiques originales de la décroissance, et de déguster du jus de cactus.
M. B.
• Le lieu est difficilement accessible aux handicapés moteurs, du fait de la configuration tout en escaliers.
• Il est conseillé d’utiliser des produits de soin fabriqués sur place et d’éviter ceux qui polluent l’eau (savon, shampoing, dentifrice…).
• Un des objectifs est de ne pas faire de déchets, donc de n’utiliser que des produits compostables ou recyclables.