Silence : Quand vous utilisez les termes “éducation populaire”, vous désignez quoi ?
La Trouvaille (2) : On entend deux choses. D’une part, la notion d’Education populaire, "avec un grand E", ce sont toutes les initiatives éducatives, des jeunes et des adultes, agréées d’Education populaire par le ministère de la Jeunesse, des Sports, de l’Education populaire et de la Vie associative, et qui se déroulent hors de l’école, dans un souci de démocratisation culturelle, puis progressivement animées par une intention plus ou moins forte de rénovation des pédagogies scolaires dominantes.
La deuxième définition de l’éducation populaire, "avec un petit e", concerne tout type d’éducation visant l’émancipation de groupes dominés, par des pédagogies critiques, leur participation à la vie publique et la visée de transformation radicale de l’ordre social. Nous nous intéressons à la deuxième définition, sans perdre l’ambition de transformer les pratiques de l’Education populaire avec un grand E.
D’où (re)vient l’éducation populaire ? Quelle est la dynamique actuelle ?
Historiquement, Education populaire et émancipation ne vont pas de soi (3). L’histoire en cinq temps de ce champ (4) peut se lire comme un lent travail de domestication des organisations civiles par l’Etat qui, par étapes, spécialise, rétrécit et finalement incarcère leur potentiel critique.
Le premier acte de dissociation est la loi de 1884 sur la reconnaissance des syndicats, qui a d’ailleurs inspiré celle de 1901 sur les associations. Alors même que le parti politique, le syndicat, l’association, sont issus d’une même matrice historique (l’association), la loi entérine un principe de division des rôles qui assure l’étanchéité entre scène politique (aux associations politiques autorisées, la vision globale, les questions d’intérêt général, la représentation du peuple à l’assemblée) et scène professionnelle (aux syndicats, les conflits du travail).
La loi Astier de 1919 (deuxième tournant) sur l’enseignement technique approfondit le travail de segmentation en attribuant la responsabilité de l’extension des loisirs à l’Education populaire.
Emancipation ou pacification ?
Vient ensuite le troisième tournant, à partir de 1958, par la professionnalisation du secteur (personnel spécialisé formé par l’Etat) et la planification d’équipements socioculturels (avec la charge de locaux), dans le cadre d’une vaste politique d’animation mais surtout de pacification de la vie sociale des quartiers pauvres. L’Etat reproche alors aux associations d’être trop idéologiques et pas assez techniques.
La quatrième étape s’amorce en 1975. L’Etat, de plus en plus libéral, devient expert du découpage de l’action publique en dispositifs de traitement local à court terme des symptômes (chômage, délinquance juvénile, etc.) typiques d’une société non démocratique. Les modes de financements publics incitatifs décentralisés découpent les actions de l’éducation populaire en contrats territorialisés, sur des objectifs opérationnels. Les nouveaux animateurs sont censés concevoir des séquences d’activité pour un public donné, guidés par une "méthodologie de projet" avec de nouvelles références (médiation culturelle, insertion sociale, développement local ou durable…). On peut conclure que les espoirs d’une politique publique d’éducation populaire "où pourrait se développer l’esprit critique" ont été déçus, malgré leurs quatre ministères de tutelle (Education nationale, Jeunesse et Sports, Affaires culturelles, Agriculture).
Dans ces conditions, l’éducation populaire "avec un petit e" pouvait-elle être autre que clandestine ?
Depuis 1995 — ce sera le cinquième temps —, les indices d’un retour de la conflictualité sociale en France s’accompagnent d’une réappropriation de la notion d’éducation populaire (5) (y compris par le ministère de la Jeunesse et des Sports entre 1998 et 2000) (6).
L’enjeu du 21e siècle est d’entretenir ce deuxième pôle, plus restrictif dans sa définition mais plus ouvert du point de vue de ses protagonistes (au-delà des acteurs officiels agréés). Pour nous, reprendre le maquis de l’éducation populaire "avec un petit e", c’est se ressaisir de la question de l’émancipation en identifiant sans cesse les figures renouvelées de la domination ainsi que les "déjà-là" (7) émancipateurs à étendre. C’est le travail d’enquête que nous avons entrepris, en tant que collectif d’éducation populaire, avec La Trouvaille, au sujet des pratiques managériales dans l’organisation du travail (8), ou que des éducatrices populaires de La Grenaille ont mené pendant plus d’un an et demi sur la question des rapports de domination sexistes (9) qui traversaient leurs coopératives.
La repolitisation de l’éducation populaire passe par une approche matérialiste pour refaire conflit sur des choses déterminantes...
Quelles articulations y a-t-il entre les questions écologiques et les actions d’éducation populaire ?
C’est notamment là que le "détour" historique est précieux. Historiciser permet de se rendre compte de ce dont nous héritons, de façon déterminante, c’est-à-dire l’Education populaire "grand E". Il n’est alors pas surprenant que les pratiques majoritaires dans ses institutions (et dans de nombreuses associations d’éducation à l’environnement) — et nous ne parlons pas des bénévoles et des travailleur.se.s qui y œuvrent, souvent avec des désirs plus radicaux — misent sur le changement de mentalités et de comportements. Héritière d’un postulat, plus ou moins conscient, de "l’incompétence populaire" (10), moralisant ou paternaliste, cette Education populaire-là collabore au travail d’aliénation de l’esprit critique quand il s’agit, pour citer un exemple édifiant et fréquent, de "sensibiliser aux éco-gestes", tout en laissant de côté le décryptage des rapports sociaux de production à l’origine des conséquences environnementales (et humaines) désastreuses.
Un travail idéologique pour masquer les causes et culpabiliser les dominés
C’est un travail idéologique, certes camouflé derrière de belles valeurs morales citoyennistes et “solidaristes”, qui rend invisibles les causes et les acteurs du saccage écologique — pour rester dans le champ environnemental — et culpabilisent en premier lieu ceux qui en subissent le plus les conséquences, les plus dominé.e.s. D’une part on n’enjoint pas les riches à vider leur piscine ou à ne plus prendre l’avion, mais surtout, on ne dit rien, à titre d’exemple, des enjeux autour de la privatisation de l’énergie (et donc de sa gestion à des fins lucratives).
Pour nous, ne pas tomber dans ce panneau, c’est proposer à l’écologie tout comme à l’éducation populaire de faire de la réappropriation du politique et la maîtrise de l’économie (11) par les dominé.e.s un horizon commun, dans une approche matérialiste.
Les enjeux écologiques sont inséparables des questions politiques et sociales et de rapports de production.
C’est en ça que l’éducation populaire "petit e", visant la transformation de la société, se doit d’être "radicale", au sens étymologique : s’attaquer à la racine, c’est-à-dire à ce qui détermine nos existences : l’ensemble des rapports sociaux de production (de sexe, de "race", de classe) et leur interdépendance (12).
Nous pensons que la transformation sociale passe par la modification des rapports sociaux qui déterminent les individus et leurs relations, non par l’addition des changements de comportements individuels.
"Le mode de production de la vie matérielle domine en général le développement de la vie sociale, politique et intellectuelle. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c’est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience" (13)
Cette éducation populaire maquisarde est déjà à l’œuvre dans le champ expérimental (semences paysannes, purin d’ortie...), dans les combats illégaux et légitimes, les savoirs et savoir-faire alternatifs, la réappropriation d’entreprises en coopératives, ou des terres (ici par Terres de lien, ailleurs au Chiapas, au Cameroun, etc.), les batailles syndicales, partout où il s’agit d’instruire nos révoltes et nos mobilisations collectives.
Pour un service public d’éducation populaire autogéré
"Les ’éducateurs populaires’ ― c’est-à-dire beaucoup de militants ― sont des agitateurs de sens, des bricoleurs de rêves, des créateurs de social qui prennent à bras-le-corps des questions comme les conditions matérielles d’existence à garantir par les droits sociaux" (14).
Là, et dans une visée commune émancipatrice, se situe le renouveau d’une éducation populaire politique.
Pour ne pas reproduire indéfiniment la violence des rapports sociaux quels qu’ils soient, il nous faut écrire une politique publique d’éducation populaire qui garantira l’existence des maquisard.e.s, leurs tâtonnements et leur rôle de contre-pouvoir. Car, pour ne pas s’épuiser dans la lutte, il nous faut partager un cap révolutionnaire !
On voit bien comment les modes de financement, l’institutionnalisation et l’héritage historique pacificateur ou paternaliste déterminent les actions de l’Education populaire en reproduisant, dans les champs environnemental, social et politique, les rapports sociaux de domination. Nous aspirons à un service public d’éducation populaire autogéré, qui assumerait son passé et renouerait avec la tradition d’ "éducation intégrale" (15) dans une démarche d’auto-socio-construction des pouvoirs et des savoirs. Cela permettrait de libérer la radicalité des milliers d’éducateur.trice.s populaires.
Des prémisses sont posées en Belgique depuis 1976 par le décret sur l’éducation permanente (16). Il s’agit de s’inspirer de l’existant et d’étendre ces conquêtes, à savoir : une politique publique qui finance de la critique sociale, par le biais de soutiens au fonctionnement d’organisations, incluant les syndicats et les mouvements sociaux, en lien avec des activités menées majoritairement avec des adultes, et en particulier si cela se fait en milieu populaire.
Annaïg Mesnil, Alexia Morvan et Katia Storaï,
Coopérative La Trouvaille
(1) Phrase inspirée de Michel Tozzi, philosophe engagé dans l’université populaire de Narbonne.
(2) La Trouvaille est l’une des deux structures refondées à l’issue du processus d’autodissolution de la SCOP Le Pavé (au 31 décembre 2014), par Annaïg Mesnil, Alexia Morvan et Katia Storaï.
(3) Alexia Morvan, Pour une éducation populaire politique. A partir d’une recherche-action en Bretagne, thèse de doctorat en Sciences de l’éducation, université Paris VIII, Saint-Denis, 2011. Téléchargeable sans les annexes sur le site : http://la-trouvaille.org
(4) Alexia Morvan, "Education populaire : un enjeu de lutte", La Revue du projet : Art et culture : les sentiers de l’émancipation, n°20, octobre 2012, pp. 14-15
(5) Politis, "Éducation populaire, le retour de l’utopie", hors-série no 29, février-mars 2000 ; Frédéric Chateignier, "L’éducation populaire, combien de citations ?" dans Agora débats/jeunesse, no 44, 2007, INJEP, pp. 62-72.
(6) Le ministère a ensuite mis fin à cette démarche de redéfinition de l’Education populaire.
(7) Au sens où l’utilise le sociologue économiste Bernard Friot, ainsi que le Réseau Salariat, autour de l’enjeu d’un salaire à vie, voir www.reseausalariat.info
(8) Annaïg Mesnil, Alexia Morvan, Katia Storaï (coordination), "Débrayage en cours... Analyses et résistances contre la colonisation managériale", La Trouvaille, 2015.
(9) Collectif de femmes du réseau d’éducation populaire La Grenaille, brochure "Education populaire et féminisme — Récit et analyses d’un combat (trop) ordinaire", 2015.
(10) Jean-Pierre Nossent, "A propos de l’Education populaire. Le peuple serait-il devenu impopulaire et l’éducation populaire ringarde ?", Analyse de l’IHOES, no 18, 25 septembre 2007 [en ligne sur le site www.ihoes.be]. Voir aussi l’article de Jean-Pierre Nossent, "Revenir aux sources de l’éducation populaire", Politique, no 51, 2007, p. 11, disponible sur www.politique.eu.org
(11) Voir www.reseausalariat.info et “Perspectives stratégiques de La Trouvaille”, dans “Débrayage en cours (...)”, op. cit. cahier 3.
(12) Voir "I comme Intersectionnalité", "M comme Matérialisme" et "T comme Transformation sociale ", dans notre Abécédaire pour en découdre sur notre site (en construction).
(13) Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, tr. Maurice Husson et Gilbert Badia , Editions Sociales, 1972 (1859).
(14) Jean-Pierre Nossent, id.
(15) Gérard Chauveau, "L’école du travail dans la pensée ouvrière" [en ligne] dans Ville École Intégration, no 113, juin 1998, MENRT, CNDP [consulté le 6 avril 2009], disponible sur :
www.cndp.fr/RevueVEI/chauveau113.htm
(16) voir le décret sur internet : https://www.pfwb.be/le-travail-du-parlement/doc-et-pub/documents-parlementaires-et-decrets/documents/000048755