Silence : Qu’est-ce qui a changé, dans la vie quotidienne des Grecs, depuis le début de l’année 2015 ?
Dimitra Spatharidou : La situation du citoyen lambda, en Grèce, n’a pas changé de manière significative depuis l’élection de Syriza. Elle a évolué lentement tout au long de l’année dernière, à cause de l’imposition des mesures d’austérité de la troïka et de l’empressement des gouvernements grecs à les appliquer. La Grèce a vu son PIB s’effondrer dans les mêmes proportions que les États-Unis lors de la grande dépression des années 1930. Il y a un chômage massif, qui frappe en particulier les jeunes. Les droits des travailleurs ont été écrasés (surmenage, salaires versés en retard parfois de 6 ou 8 mois), fermeture de petites entreprises, réduction de l’accès aux services sociaux, énormes déséquilibres des systèmes d’éducation et de santé, explosion du nombre de personnes fragilisées (sans-logis, drogués, etc.). La société est en déclin, et les gens perdent leurs droits fondamentaux.
Pendant ses huit premiers mois au gouvernement, Syriza n’a traité aucun de ces sujets, en partie par manque de temps. Il a pris de nombreuses décisions symboliques (annulation du décret de licenciement des fonctionnaires, retour sur les multiples augmentations du tarif de l’électricité, quelques aides pour les plus démunis), mais n’a pas affronté globalement la crise humanitaire. Je dirais que le seul changement, suite à l’élection de Syriza, a été un souffle d’espoir, surtout à Athènes. Mais il a peu à peu disparu, au fil des négociations avec l’Union européenne (UE), la Banque centrale européenne et le Fonds monétaire international.
Comment les Grecs vivent-ils, au milieu de ces conditions difficiles ?
Pour beaucoup, l’aide provient de la famille étendue, car les liens familiaux demeurent très importants dans la société grecque. Autre élément : le développement massif et impressionnant des initiatives de solidarité militante, jusque dans les plus petites communes. Qu’il s’agisse de cuisines collectives pour nourrir les affamés ou de cliniques sociales pour les personnes sans assurance maladie (1), de projets d’économie alternative ou encore de systèmes d’échanges locaux, une grande partie de la société grecque comble les failles de l’État par la solidarité.
Les grandes villes on été atteintes plus violemment par la crise économique, par rapport aux régions rurales où il est plus facile de se nourrir et où les habitants sont restés plus soudés. Mais le chômage est bien réel, à la campagne aussi, et de nombreux jeunes sont partis vers les villes ou à l’étranger pour chercher un emploi. Une rumeur prétend que les Grecs auraient quitté les villes pour trouver une vie meilleure à la campagne, mais aucune donnée ne confirme cette affirmation.
Existe-t-il des lieux ou des communautés qui résistent à l’austérité grâce à des modes de développement alternatifs (et écologiques) ?
À mon avis, la plupart des militants et des gens ordinaires reconnaissent que le modèle actuel de production et de consommation n’est pas tenable et que nous devons nous tourner vers une économie durable. L’opposition au capitalisme et à l’austérité est répandue en Grèce et la majorité de la société s’oppose aux mesures d’austérité. Mais quand on en vient aux stratégies de résistance, la plupart des mouvements sociaux restent sur la défensive : ils s’opposent aux privatisations, au bradage des terres et à l’augmentation des impôts, tentent de protéger les droits du travail, le droit au logement, l’accès aux soins et à l’éducation. Il y a tellement de sujets de lutte en cours. Et manifestement, les gens réagissent en formant de multiples fronts dispersés au lieu de former un mouvement social cohérent.
Il existe quand même de petits regroupements qui promeuvent des modes de développement écologique. Mais ils ne sont pas très répandus, car satisfaire les besoins et les droits de base, dans l’immédiat, nécessite un effort gigantesque. On en est à survivre au présent et non à évoquer l’avenir. Qui arriverait à lancer un débat sur le modèle de demain quand, aujourd’hui, des centaines de personnes n’ont pas accès aux produits de première nécessité, perdent leur logement, leur emploi et ont à peine de quoi vivre ?
Quelle est la position du parti des Verts sur l’échiquier politique grec ?
Les « Verts écologistes » ont fait campagne avec Syriza à la fois en janvier et en septembre, et certains de ses membres appartiennent même au gouvernement. Par exemple, le ministre de l’Environnement, de l’Énergie et du Changement climatique est issu du parti des Verts (2). D’autre part, le Parti vert européen a soutenu Syriza, y compris après son échec retentissant pour appliquer une politique anti-austérité en Europe, et Ska Keller (3) a soutenu verbalement Tsipras lors des dernières élections.
Il faut noter que le parti des Verts, en Grèce, s’est scindé lors des élections européennes de 2014 : certains de ses membres pensaient que Syriza était une réponse trop radicale à l’austérité, et défendaient une approche social-démocrate de la crise. Ils ont fondé un nouveau parti, les Verts (Prasinoi). Celui-ci n’a pas participé aux élections de septembre, alors que son dirigeant, Nikos Chrysogelos, est un environnementaliste connu et reconnu en Grèce (et ex-député européen).
Les questions environnementales étaient-elles présentes dans les débats lors de ces élections ?
Pas du tout. L’écologie a été totalement ignorée. Par exemple, le troisième mémorandum, qui s’appliquera bientôt, impose la privatisation des biens communs (l’eau, le littoral, la terre, les ports) et reproduit un modèle destructeur sur les plans économique, social et écologique. Et bien il n’y a pas eu la moindre discussion sur ce sujet.
Avant les dernières élections, le sujet principal du débat était de nommer celui qui saurait le mieux gérer les nouvelles mesures d’austérité, et la logique du TINA (4) a prévalu. Ceux qui avaient un autre mode de pensée n’ont pas eu le temps de construire une proposition alternative de réponse à la crise, en particulier après les épisodes des derniers mois. De nombreux militants anti-austérité ont quitté Syriza et ils s’efforcent de former un groupe, et un projet qui répondra aux questions soulevées lors des mouvements sociaux. Par exemple : Pouvons-nous construire un modèle alternatif tout en restant dans l’UE et en gardant l’euro ? L’UE peut-elle être réformée ou faut-il lutter pour qu’elle éclate ?
Depuis février, Tsipras et ses gouvernements ont-ils pris des décisions importantes sur des sujets environnementaux ?
Je pense que les questions environnementales ont été laissées au second plan, tant par le gouvernement précédent que le nouveau. Ils auraient pu faire beaucoup de choses au niveau institutionnel, y compris mettre fin au recul sans précédent des décisions et des législations environnementales des années passées, protéger les forêts et les zones naturelles, ou encore annuler les permis de construire illégaux. On n’a pas avancé d’un pouce sur la question de l’énergie, et Syriza a soutenu la construction d’une nouvelle méga-centrale électrique au charbon au lieu de chercher des modèles énergétiques alternatifs.
Cela dit, je ne peux pas nier qu’on a progressé sur certains points, en particulier en ce qui concerne la mine de Skouries (voir encadré).
La crise a-t-elle conduit les Grecs à changer de regard sur la nature et les questions environnementales ?
Oui et non. Indéniablement, les mesures d’austérité ont causé un recul inquiétant des questions environnementales, et aborder ces points a parfois été considéré comme un luxe. Mais l’environnement n’a jamais occupé une place prépondérante dans l’agenda de la société grecque. Le changement climatique et la réduction des émissions ne sont pas traités, et tout le monde se contente de brûler du charbon, sans se donner la peine d’étudier le sujet de l’énergie. En même temps, certaines des revendications les plus emblématiques comportaient un angle environnemental. C’est le cas de celles qui touchent aux biens communs (eau, terres, matières premières, etc.) : elles ont suscité un soutien fort de la société.
Je dirais que les sujets d’écologie « traditionnels » et la protection de la nature ont disparu, mais que la protection des biens communs a refait surface et même pris de l’ampleur. J’ai participé au mouvement d’opposition à la privatisation de l’eau à Thessalonique, et nous avons organisé un référendum pour demander aux citoyens de la ville s’ils approuvaient le projet de privatisation. J’ai été bouleversée par leur réponse : ils ont profondément intégré l’idée que l’eau est un bien commun.
Cela dit, le concept de gestion durable de l’eau n’intéresse pas ces mêmes personnes, et il est loin de préoccuper les grands cerveaux de la société.
Propos recueillis par Baptiste Giraud
Traduits de l’anglais par Emmanuelle Pingault
Syriza a pris position contre le projet, qui suscite l’un des plus puissants mouvements sociaux du pays. Le gouvernement a suspendu les permis d’exploitation minière, qu’il est en train de réexaminer. En réponse, les entreprises propriétaires canadienne (El Dorado Gold) et grecque (Hellas Gold) ont brandi la menace du licenciement de nombreux mineurs. Actuellement, des manifestations de militants écologistes ont lieu, auxquelles répondent les contre-manifestations de mineurs soutenus par les entreprises. De nombreux membres du nouveau gouvernement semblent prêts à traiter la question sous l’angle de la légalité et de la protection de l’environnement. Mais le mouvement social sait qu’il ne peut pas compter sur les mesures du gouvernement, et il lutte sans relâche pour empêcher le début du forage.
(1) Voir la chronique Reporterre dans Silence n°439
(2) Giannis Tsironis, secrétaire d’état à l’environnement et à l’énergie (ndlr).
(3) Femme politique membre du parti vert allemand, co-porte-parole des Verts européens (ndlr).
(4) There is no alternative, c’est-à-dire "il n’y a pas d’autre solution" (ndlr).