Le moins qu’on puisse dire, c’est que Marckolsheim, village alsacien, n’est pas le Larzac ; la lutte qui oppose ce village à une usine de la firme allemande Chemische Werke Munchen (CWM) n’est pas devenue une lutte emblématique des années 1970. Pourtant, en février 1975, après une occupation de plusieurs mois du site où devait être installée l’usine d’additifs de plomb pour le PVC, qui s’annonçait très polluante, il s’agit bien d’une victoire ; non seulement l’usine ne s’installera pas à Marckolsheim, mais elle ne s’installera nulle part.
Marckolsheim : occuper les bois contre une usine
Parmi ceux qui ont installé des tentes sur le terrain, dans la forêt, on trouve de tout : le médecin, des pasteurs, des ouvriers, des jeunes, des vieux et des femmes, beaucoup de femmes. Hormis Solange Fernex, ces femmes ne sont pas vraiment des militantes ; les familles du coin sont plutôt traditionnelles, et les femmes restent pour beaucoup au foyer. C’est d’ailleurs ce qui les rend mobiles, car elles ne craignent pas comme les hommes de perdre leur travail : « Beaucoup de femmes arrivaient avec des gâteaux et passaient la journée entière sur le terrain avec leurs gosses, leur tricot, leur crochet. » Elles constitueront donc le gros des troupes des occupant-e-s. L’occupation est vécue comme une rupture du quotidien qui permet de construire de nouveaux modes de relations. On voit certaines femmes organiser « des réunions ’pour femmes seulement’ ; leur succès dépasse toutes leurs espérances : elles rassemblent 400 femmes, debout, dans une salle de café ». Non seulement les femmes participent à l’occupation, mais la lutte devient également un espace de prise de conscience d’une condition particulière des femmes. Rupture avec le quotidien (« On s’est fait de vrais amis là-bas. Il y avait des débats aussi. A la maison, pendant ce temps-là, le ménage n’était pas fait, mais on s’en fichait pas mal. »), l’occupation permet aux femmes de jouer un autre rôle dans l’espace public.
Plogoff, des pierres et des mots
Ce qui se passe à Plogoff en 1980 ressemble beaucoup à Marckolsheim. Plogoff, commune du Finistère, va connaître une véritable « tempête populaire » après l’annonce de l’installation d’une centrale nucléaire sur la pointe du Raz. Une enquête d’utilité publique se déroule sur place du 31 janvier au 14 mars 1980. Les habitant-e-s refusent en majorité cette enquête, sachant qu’elle n’est qu’un faux-semblant démocratique. Des gendarmes mobiles viennent protéger des camionnettes qui servent de « mairies annexes ». Devant les gendarmes, tous les jours, à 17 h, se met en place « la messe », un regroupement d’une centaine de personnes, en grande majorité des vieux et des femmes. Car, à Plogoff comme à Marckolsheim, « les femmes sont presque toutes des femmes au foyer. Pour la plupart, ce sont des femmes de marin. Les femmes de marin, il faut qu’elles se démènent ». Habituées à se démener en l’absence des maris souvent en mer, les femmes de Plogoff, avec les vieux et les jeunes, vont se démener face aux gardes mobiles et entamer une guerre d’usure où la langue joue un rôle important. « On leur a dit ce qu’on avait à leur dire. On ne leur a pas laissé de répit. On ne sait pas se servir d’un fusil, alors on a fait autrement. (…) On s’est défendu avec notre langue. » Certaines, les plus âgées, restent toute la journée devant les gardes : « Rester là, toujours pour montrer qu’on est là. Apporter le tricot parfois, discuter... Ça allait bon train, les commentaires. Les hommes n’auraient pas eu la patience de rester comme ça avec, en face, des mobiles. » Injures et harcèlement sont ainsi pratiqués quotidiennement, mais les opposant-e-s montrent leur opiniâtreté et leur inventivité dans d’autres types d’actions : carnaval anti-nucléaire par les enfants, organisation d’un enterrement anti-nucléaire, barrages...
« Il faut se rendre à l’évidence, les femmes sont de toutes les émeutes. »
L’historienne Arlette Farge a souligné, dans un article pionnier (« Evidentes émeutières »), le rôle important des femmes dans les révoltes populaires de l’époque moderne. « Il faut se rendre à l’évidence, nous dit-elle, les femmes sont de toutes les émeutes », que celles-ci soient religieuses, antifiscales ou politiques. En revanche, leurs formes d’actions leur sont propres — non par essence mais par construction sociale —, et elles profitent de la lutte comme d’un espace de remise en cause des hiérarchies établies, ainsi que de leur rôle dans la chose publique. Reste donc une série de questions : comment, alors même qu’elles sont présentes dans les luttes, les femmes restent-elles sous-représentées dans les espaces de pouvoir ? Que se passe-t-il après les luttes ? Comment s’effectue le retour au quotidien ? Les luttes permettent-elles de modifier les répartitions traditionnelles des tâches ? In fine, quelle transmission de l’histoire des femmes dans ces luttes ? A part quelques contre-exemples — Olympe de Gouges, Louise Michel, Rosa Luxemburg,… — la représentation de la geste militante reste largement masculine. Pourtant, les femmes sont bel et bien présentes dans les mouvements de justice environnementale, sur les lieux conflictuels, comme les ZAD, et aussi très nombreuses dans les luttes et les alternatives écologiques. Ce sont les héritières de Plogoff, de Marckolsheim, de Love Canal, de Greenham Common... mais souvent, elles ne le savent pas.
Isabelle Cambourakis
Bibliographie
- Femmes de Plogoff, Renée Conan, Annie Laurent, La Digitale, 2010
- Plogoff, une lutte exemplaire ? Gilles Simon, Emgleo Breiz, 2015
- Les pollueurs – Luttes sociales et pollution industrielle, Anne Guérin-Henni, Dominique Patty, Seuil, 1980
- « Évidentes émeutières », Arlette Farge, in Histoire des femmes, vol. 3, XVIe-XVIIIe siècles, dir. Nathalie Zemon Davis et Arlette Farge, pp. 481-496, Plon, 1991
Pourquoi la lutte de Plogoff vous parle-t-elle trente ans après ?
Dans un spectacle sur les femmes de Plogoff qui a été joué à deux reprises, Brigitte Stanislas lit des extraits du livre Femmes de Plogoff et Laetitia Rouxel dessine. Pour celle-ci, « cette lutte est un exemple d’obstination féminine : les hommes étant souvent partis en mer, elles se sont organisées entre elles sans rien lâcher. Les citoyens n’ont pas laissé la pseudo démocratie faire son petit numéro de l’enquête publique, je crois que c’était déjà une forme de désobéissance civile très pertinente. Cette lutte me parle aussi parce que, malheureusement, les choses n’ont pas changé. Les femmes disaient que c’était un miracle qu’il n’y ait pas eu de mort à Plogoff : les gardes mobiles utilisaient les mêmes grenades que celle qui a tué Rémi Fraisse à Sivens. »