L’illustration la plus pertinente en est la publication, en 1974, du livre Le Féminisme ou la Mort, écrit par Françoise d’Eaubonne. Elle y expose l’idée selon laquelle les combats environnemental et féministe doivent être menés conjointement en développant le terme d’écoféminisme. Très active au sein des mouvements féministes et révolutionnaires, d’Eaubonne s’avère faire partie de ces personnes que l’histoire a oubliées, malgré l’influence qu’elle a eue sur son époque et, de ce fait, sur la nôtre (1).
D’Eaubonne est une des cofondatrices du Mouvement de libération des femmes (MLF), créé entre 1967 et 1970. Elle signe le Manifeste des 343, célèbre pétition de 1971 réclamant la dépénalisation de l’avortement. En 1972, avec Anne-Marie Grélois et Guy Hocquenghem, elle fonde le Front homosexuel d’action révolutionnaire et anime un atelier "Ecologie et féminisme" au sein du MLF. Cet atelier deviendra, en 1978, l’association Ecologie-Féminisme. L’association s’essouffle et s’éteint dans les années quatre-vingt, époque où les idées de la mouvance écoféministe essaiment outre-Atlantique.
Françoise d’Eaubonne, bonne source de l’écoféminisme
Dans Le Féminisme ou la Mort, d’Eaubonne explique que son utilisation du concept de féminisme n’exclut d’aucune façon les hommes ni n’octroie le pouvoir aux femmes. L’utilisation du mot "féminisme" ne signifie pas, comme on pourrait le croire, "le pouvoir aux femmes" mais le "non-pouvoir". Ce terme fait référence à la nécessité d’évolution d’une société capitaliste patriarcale, où les valeurs traditionnellement associées au genre féminin sont dévaluées, vers une société de coopération où les hiérarchies actuellement à l’œuvre seraient repensées. Elle explique que des caractéristiques essentialistes (2) masculines régissent les différentes gouvernances mondiales (industrie, agriculture, politique, etc.), et que celles-ci donnent lieu à une vision distordue de la réalité.
Le capitalisme, dernier vestige du patriarcat
Elle décrit le capitalisme comme le dernier vestige du patriarcat en ce qu’il a permis la mise en place d’une double exploitation : celle du corps des femmes et celle du "corps" de la Terre. Ainsi, en s’appropriant la fécondité des femmes et la fertilité du sol, la société patriarcale aurait mis l’humanité face aux deux éléments qui la menacent le plus : la surpopulation et la destruction des ressources. La solution résiderait, par conséquent, dans une réappropriation par les femmes elles-mêmes de leur propre corps. Et dans une réinstauration de valeurs moins vindicatives et moins androcentrées, pour une meilleure gestion écologique. Mais, pour que ces deux réappropriations puissent avoir lieu, il est d’abord nécessaire de déconstruire les valeurs essentialistes (2) appliquées aux genres ainsi qu’à la nature, afin de pouvoir repenser la place des femmes dans la société et la place de l’écologie dans la pensée humaine. D’Eaubonne exprime l’espoir que le genre humain arrive à la conclusion que l’une ou l’autre qualité n’a pas besoin d’être assignée arbitrairement soit aux hommes, soit aux femmes, mais doit être évaluée au regard de ce qu’elle apporte au genre humain et à la planète dans son ensemble.
Dépasser les dualités
Malgré leur côté précurseur – ou peut-être à cause de celui-ci –, les idées de d’Eaubonne ont fait peu d’adeptes en France, où l’intérêt pour la nature était vu, de façon erronée, comme une glorification du déterminisme biologique. En revanche, elles eurent plus de succès dans les pays anglo-saxons, tout particulièrement aux Etats-Unis, où naquit la mouvance écoféministe contemporaine. Toujours active, elle vise à démanteler l’androcentrisme et l’anthropocentrisme des civilisations occidentales, en s’appuyant sur la corrélation entre sexisme et dégradation environnementale.
Mais attention : penser que l’écoféminisme favorise l’idée que les femmes sont plus proches de la nature, qu’elles sont plus à même d’être empathiques envers ce qui vit, est une perception erronée. De même que l’idée selon laquelle les femmes possèderaient une sensibilité envers les êtres vivants plus grande que celle des hommes. La mouvance écoféministe, dans sa grande majorité, rejette ces idées et explique que ce sont des constructions culturelles. Les théories écoféministes remettent donc en question les structures dualistes qui sous-tendent la conception occidentale du monde, telles que les dualismes entre nature et culture, raison et émotion ou encore être humain et animal. A partir de la déconstruction de ces dualités, l’écoféminisme tente de proposer de nouvelles conceptions qui reconnaissent et soutiennent la diversité biologique et culturelle.
Alors, écologie et féminisme, même combat ?
Mais cela correspond-il à prétendre que les combats écologique et féministe sont les mêmes ? Il nous paraît important de nuancer la réponse à cette question dans la mesure où il semblerait que, pour l’écoféminisme, il ne s’agit pas de deux combats séparés qui affrontent des problèmes similaires, mais d’un seul combat conjugué qui affronte une logique de domination commune à toutes les structures oppressives.
Margot Lauwers
Margot Lauwers est docteure en socio-littérature américaine, spécialisée en littérature écoféministe contemporaine ; elle enseigne à l’Université de Perpignan Via Domitia.
(1) Pour preuve de cette influence “oubliée”, d’Eaubonne est à l’origine du mot "phallocrate", qui désigne le pouvoir du pénis : l’oppression exercée par les hommes sur les femmes dans les sociétés patriarcales. Le mot est entré dans le langage courant, bien que peu de personnes en connaissent l’auteure.
(2) Le terme "essentialisme" fait référence à l’idée selon laquelle les hommes et les femmes auraient des qualités immuables, déterminées par leur sexe biologique (par exemple : "les femmes sont moins cérébrales que les hommes"). En réalité, cette vision donne souvent lieu au sexisme.