Silence : Où retrouve-t-on des nanoparticules issues des nanotechnologies aujourd’hui ?
Roger Lenglet : Les industriels mettent ces « nanos » dans d’innombrables produits : des aliments, des cosmétiques, des textiles, des appareils ménagers, des produits d’entretien, des articles de sport, des médicaments… De plus, ils exercent un lobbying très puissant pour retarder et limiter les obligations d’étiquetage, pour éviter le boycott par les consommateurs. L’étiquetage des aliments intégrant des nanos devait être rendu obligatoire en 2014, mais les producteurs ont encore réussi à repousser cette échéance à une date indéterminée. Pour l’heure, seul le secteur des cosmétiques est concerné par cette obligation, qui reste d’ailleurs très mal respectée. Cette absence de traçabilité qui nous empêche de choisir librement et d’éviter le danger est scandaleuse, pour ne pas dire criminelle compte tenu de ce que nous savons déjà de la toxicité de nombreuses nanos, comme je l’expose en détail dans l’enquête.
Dans votre livre Nanotoxiques, vous expliquez que ces nanoparticules ont été disséminées dans notre environnement quotidien par les industriels sans que des études sur leur toxicité soient assez développées. Pourquoi les mesures de précaution adéquates n’ont-elles pas été appliquées par les autorités sanitaires ?
En fait, les études sur la toxicité des nanoparticules étaient déjà assez poussées dès les années 1990 (en particulier sur celles émises par les fumées d’usine et les moteurs diesel) pour avoir conscience du danger et interdire la diffusion des nouvelles nanos en attendant d’identifier celles qui seraient éventuellement non dangereuses. Sur le plan toxicologique, le grand dénominateur commun des nanoparticules est ce qu’on appelle l’« effet taille » : leur dimension nanométrique (de l’ordre du milliardième de mètre, donc plus petit qu’une cellule) leur donne généralement un redoutable pouvoir de pénétration de l’organisme, et même à certaines d’entre elles de s’introduire dans le noyau de la cellule où elles perturbent l’ADN et provoquent des processus cancérigènes, etc. J’ai conçu tout un tableau dans le livre mettant en relation les différentes nanos et leurs effets pathologiques documentés. Par ailleurs, il faut continuer de développer les études toxicologiques, épidémiologiques et écotoxicologiques car de nouvelles nanos sont sans cesse mises sur le marché.
LES LOBBIES INDUSTRIELS CONTINUENT A DICTER LES NORMES
Sur la question concernant les autorités sanitaires, l’Agence française de sécurité sanitaire environnementale et du travail (AFSSET) a multiplié les demandes de précaution depuis 2006, dans ses rapports successifs, et même en haussant le ton, mais les gouvernements ont toujours traîné les pieds. Les arguments économiques, de compétitivité et de progrès ont encore prévalu sur la prévention sanitaire. Comme avec l’amiante, le nucléaire… Les leçons du passé n’ont pas été tirées et les lobbies industriels continuent à dicter le calendrier législatif et les normes. Ces lobbies ont même été jusqu’à brandir des arguties juridiques pour échapper au règlement Reach qui impose de tester les substances pour demander l’autorisation de les vendre. J’espère que ces arguties (comme de prétendre que les nanos ne sont pas des substances chimiques mais physiques) ne tiendront pas devant les tribunaux en cas de procès, pas plus que leurs effarantes déclarations selon lesquelles l’état des connaissances ne permettrait pas de demander l’application du principe de précaution.
Quelle est la position des compagnies d’assurance vis-à-vis des nanotechnologies et que nous apprend-elle ?
Leurs craintes sont énormes et elles rechignent, au point que la compagnie Lloyds (la grande assurance mondiale des assureurs) a fait un rapport sur le sujet en soulignant que le risque représenté par les nanos est trop grand pour entrer dans le cadre des contrats d’assurance habituels. La Lloyds est échaudée par l’affaire de l’amiante qui a ruiné de nombreuses sociétés d’assurance et a failli entraîner sa propre disparition dans les années 1980-1990.
En quoi l’exemple des OGM a-t-il influencé la manière de communiquer des industriels et des autorités politiques sur les nanotechnologies ?
Je fais état de documents qui montrent que les représentants industriels se sont clairement référés au précédent des OGM pour s’entendre avec le législateur contre l’étiquetage. La volonté de ne pas informer la population avant qu’elle se soit habituée aux produits contenant des nanos est délibérée. Et cela malgré des rapports signalant aux autorités politiques que ce serait une grave erreur de retarder l’information et le débat national.
NOUS PAYONS L’IGNORANCE DES ELUS
Le problème d’une majorité d’élus est leur nullité absolue en matière de santé publique, de toxicologie et d’épidémiologie. Ils s’imaginent que les craintes sanitaires ne sont que l’expression de fantasmes populaires, de l’obscurantisme, de l’irrationnel… Quand on fait référence aux connaissances toxicologiques, beaucoup répondent en vous demandant ce que c’est exactement que la toxicologie, ou bien en répétant ce que leur ont dit les lobbyistes industriels : « Il n’y a pas encore d’études… ». Nous payons ainsi le grave déficit de culture en santé publique des élus et de la population en général.
Pour prendre un exemple, quels sont les risques sanitaires et environnementaux actuellement associés au nano-argent et aux nanotubes de carbone, qui sont des nanomatériaux parmi les plus utilisés ?
Le nano-argent est génotoxique (il casse les brins d’ADN) et il a des effets délétères sur les cellules, notamment par accumulation intracellulaire, comme l’ont rappelé l’Afsset et le Haut comité de santé publique en 2010. C’est un facteur de multiplication des bactéries multirésistantes et il passe à travers les barrières organiques (poumons, paroi gastro-intestinale, cerveau). On le soupçonne aussi de dérégler le système immunitaire. Et, une fois dans l’environnement, le nano-argent reste problématique car il peut avoir un retentissement sur la microfaune terrestre et aquatique. De sorte que l’utilisation du nano-argent dans les chaussettes anti-odeur, par exemple, apparaît comme assez aberrant pour que l’Afsset et d’autres demandent qu’on les interdise. Il faut signaler que les producteurs l’utilisent aussi très abondamment dans les aliments comme conservateur…
UN MORATOIRE EST TOUJOURS POSSIBLE
Quant aux nanotubes de carbone, les tests toxicologiques sur les animaux de référence montrent qu’ils peuvent induire des mésothéliomes, le fameux cancer de la plèvre pulmonaire qui, jusqu’ici, était provoqué par les fibres d’amiante.
Quels sont les impacts possibles des nanoparticules industrielles sur les neurones et sur la genèse de maladies comme Alzheimer, Parkinson ?
La documentation scientifique montre que certaines nanoparticules passent à travers la barrière hémato-encéphalique (qui protège le cerveau) et sont agressives pour les cellules neuronales. Elles s’ajoutent aux molécules neurotoxiques qui contribuent déjà à ces maladies en agressant les neurones, comme le mercure et l’aluminium, des substances déjà très mal encadrées…
Comment agir pour se protéger des nanos et pour combattre leur dissémination incontrôlée ? Un moratoire est-il encore possible ?
Un moratoire est toujours possible. Mais il faut dès maintenant se protéger contre toutes celles qui sont en circulation. C’est pourquoi je rappelle toute une série d’actions de prévention pour les éviter au maximum. Pour rester bref, il convient d’abord d’éviter les produits mis sur le marché avec des annonces qui vantent leurs propriétés inédites comme l’hyper étanchéité, leur légèreté extraordinaire, leur souplesse ou leur élasticité hallucinante, leur vertu anti-odeur d’une efficacité sans précédent… Autant de pouvoirs qui sont souvent apportés par les nanos. De leur côté, des députés européens commencent à bouger fort, comme José Bové qui vient de nous inviter à éviter les confiseries qui en contiennent, tels les M&M’s, les chewing-gums Hollywood… Il faut aussi inventer des actions de sensibilisation. Ces dernières semaines, j’ai conçu avec l’association Les périphériques vous parlent un spot de prévention contre les nanos dans les bonbons, que nous avons mis en ligne sur Youtube, et que d’autres associations diffusent activement, comme Adéquations.
Je sais également que des ONG préparent des actions dans les supermarchés, en présence de journalistes, comme elles l’avaient fait victorieusement contre les OGM. Les gouvernements complaisants et les lobbies industriels vont s’apercevoir qu’ils sont très loin d’avoir gagné. En réalité, ils ont fait à peu près tout ce qu’il fallait pour arriver à un rejet complet des nanos. Ce qui, à terme, donnera raison à l’association Pièces et Main d’œuvre (PMO), qui milite depuis le début pour un refus total des nanotechnologies, lesquelles nous ont été imposées sans nous consulter, au mépris de la démocratie.
Propos recueillis par Guillaume Gamblin
Pour aller plus loin
• Nanotoxiques. Une enquête, Roger Lenglet, Actes Sud, 2014. Couverture disponible.
• Les périphériques vous parlent, BP 62, 75462 Paris Cedex 10, tél : 01 40 05 05 67, www.lesperipheriques.org.
• Pièces et Main d’œuvre : Service compris, BP 27, 38172 Seyssinet-Pariset cedex, www.piecesetmaindoeuvre.com.
• Avicenn, Maison des associations du 11e, Boites aux lettres n° 69, 8, rue Général Renault, 75011 Paris, http://veillenanos.fr. (ce site essaie notamment de lister tous les produits contenant des nanos)
• Présentation officielle : https://catalogue.ifore.developpement-durable.gouv.fr/sites/default/files/les_nanomateriaux.pdf