L’île de la Réunion a vu le jour après l’éruption du piton des Neiges, il y a seulement 100 000 ans. Avec le temps, les flancs de cette montagne se sont érodés pour faire apparaître trois grandes cuvettes, d’environ 80 km2 chacune : les cirques de Cilaos, Mafate et Salazie. Les « îlets » sont les petits plateaux habités des cirques, entourés partiellement de falaises laissées par l’érosion. Dans le cirque de Cilaos, que l’on rejoint depuis la route de Saint-Pierre, encore deux îlets vivent au rythme de la vie lontan : l’îlet à Chicot et l’îlet des Salazes.
L’arrivée dans les îlets
Nous sommes sur le versant sud du piton des Neiges, dans les hauts du cirque de Cilaos, en zone tropicale humide, à quelques minutes de marche du col du Taibit. Trois blocs rocheux, les trois Salazes (« les trois pieux », en malgache), nous font face.
Nous entrons dans le parc national de la Réunion, créé en 2007 sur plus de 42 % du territoire pour préserver et gérer « les pitons, cirques et remparts » de l’île.
Les premiers habitants des cirques furent les esclaves s’échappant des propriétés agricoles des côtes de l’île, à partir de la fin du 17e siècle. On les appelait les marrons. Ils entraient alors en marronnage en s’installant dans les cirques, encore non habités et non explorés par les Blancs, pour y vivre librement. Mafate (« qui tue », en malgache) est originellement le nom d’un chef d’une communauté de marrons.
L’histoire des marrons à la Réunion est encore mal connue, mais ils auraient été « plus de 500 » en 1741, soit près de 6 % de la population de l’ile. Entre 1730 et 1770, le marronnage s’est intensifié et des chasseurs de marrons furent employés par les colons pour mener une véritable traque contre ces hommes et femmes installés dans les cirques.
Les lieux sont sillonnés désormais chaque année par plus de 80 000 trekkeurs qui courent sur les anciens sentiers des marrons en oubliant peu à peu cette histoire.
Après le marronnage, au début du 19e siècle, les cirques devinrent un lieu de refuge pour les « petits Blancs » ruinés par la canne à sucre, fuyant la misère et le regard des bourgeois de la côte.
Aujourd’hui, les habitants des îlets les plus retirés vivent de l’agriculture et du tourisme, en mettant des gîtes à disposition des randonneurs. Ils peuvent aussi être employés par l’Office national des forêts pour assurer l’entretien des sentiers.
Montée aux Trois Salazes en ascenseur
L’accès à l’îlet des Salazes se faisant exclusivement à pied, le marcheur émérite découvre en pleine forêt un charmant petit kiosque fait de bwa (2) et de « feuilles de toit » (3). C’est la tisanerie, point d’accueil du site des Trois Salazes.
Nous faisons la connaissance de Nathalie et de Matthieu, deux habitants de l’îlet, pour la dégustation désaltérante de l’une des deux tisanes : l’« ascenseur », revigorante pour ceux qui montent le sentier, ou la « descente », apaisante pour ceux qui repartent dans le fond du cirque. Ils nous emmènent découvrir l’ensemble de leurs activités.
De mémoire de « gramoun » (4) tout a commencé il y a quatre générations. La recherche des terres cultivables et disponibles a poussé les hommes de la famille à s’éloigner de la ville de Cilaos pour travailler la terre ici, sur l’îlet des Salazes, à 1560 m d’altitude.
Aujourd’hui, une dizaine de personnes habitent le site à l’année : une famille et leurs amis. Les marmailles passent la semaine à l’école de Cilaos et remontent le week-end dans l’îlet.
Afin de légitimer leur présence sur ce site à la biodiversité aussi exceptionnelle que sensible, l’îlet a dû se doter d’un statut associatif en 1998. En effet, la famille ne possède pas de titre de propriété, et l’association « Les Trois Salazes » permet d’assurer les échanges avec les institutions comme l’ONF et le Conseil général (5). Ces dernières viennent parfois contrôler le lieu et s’assurer de sa préservation et de sa valorisation par ses habitants.
La vie « lontan »
Nous traversons un petit ruisseau et de multiples bosquets de plantes remarquables, pour la plupart endémiques. L’un des habitants, spécialiste en horticulture, veille en permanence à la gestion de la biodiversité et à l’entretien des sentiers, tout en s’attachant à conserver l’aspect sauvage du site.
En quelques instants et sans trop nous en apercevoir, nous arrivons au cœur même du petit hameau : une clairière camouflée par la végétation luxuriante des fougères arborescentes et des tamarins. Là sont organisées quatre ou cinq kaz en roche et « bois sous tôle », autour de l’espace collectif qu’est la cuisine. Une très grande cheminée, de grandes marmites pour faire cuire le riz, les grains, les brèdes, les caris et les rougails... le traditionnel repas créole, grâce aux légumes cultivés sur place en biodynamie et permaculture. Le riz, le sel, l’essence (6) et d’autres produits de base sont amenés à dos d’homme depuis la ville. Pas d’électricité, à part un petit panneau solaire pour l’éclairage de la pièce principale. L’eau courante arrive directement d’une source au creux de la roche, passe par le potager puis la cuisine, et retourne naturellement à la rivière.
Les kaz, la pharmacie et les ruches
Matthieu nous invite à observer les différents aménagements et habitations qu’il entretient lui-même en s’attachant à l’utilisation de techniques de menuiserie traditionnelles. Le chantier du moment porte sur la construction d’une deuxième kaz collective pour s’abriter pendant la saison des pluies et des cyclones.
Ici, à l’écart de la civilisation et sans moyen de transport, chaque ressource a de la valeur. La pharmacie (le jardin des plantes aromatiques et médicinales) est entretenue comme un véritable trésor. Chacun se prête au jeu de deviner le nom des herbes et les vertus associées comme la citronnelle, différentes menthes, fleurs jaunes, sauges et autres qui serviront à soigner mais aussi à concocter les tisanes disponibles au kiosque d’entrée.
Afin de rompre avec les pratiques agricoles traditionnelles, notamment le gratté-brûlé, responsable d’un appauvrissement du sol, les Trois Salazes ont choisi d’opter pour des techniques d’enrichissement naturel de la terre par l’apport de matières organiques, ainsi que par la polyculture. La reconstitution de la biodiversité du sol de l’îlet est en bonne voie.
D’étranges boîtes sur pilotis sont disséminées un peu partout : ce sont les « ruches longues » de l’apiculteur Thierry. Elles mesurent un mètre de long pour à peine trente centimètres de haut et soixante centimètres de profondeur. L’association cherche à développer ce modèle de ruche provenant d’Afrique, qui s’inspire de l’architecture observée en pleine nature et est donc particulièrement adapté au climat tropical.
Enclavé mais ouvert à l’autre
Malgré le choix assumé de vivre de manière isolée, l’îlet ne se ferme pas à l’extérieur. Ses habitants développent un peu d’écotourisme ; les visiteurs de passage peuvent manger avec l’habitant et dormir au camping attenant, lui aussi géré par l’association. Quelques personnes restent parfois plusieurs jours pour aider aux travaux de l’îlet, mais la famille veille à préserver sa tranquillité. Le partage et la bienveillance font partie du quotidien pour les acteurs de cette petite communauté à l’équilibre subtil, dont l’un des moteurs spirituels est la fusion avec la nature. Ainsi, l’accueil de nouveaux habitants n’est pas envisagé à la légère.
Plusieurs fois dans l’année sont organisées des rencontres autour de la biodynamie sous toutes ses formes, que ce soit pour la gestion de la terre, celle des plantes ou encore des abeilles. Les discussions les plus récurrentes ici tournent autour de l’environnement et du partage des connaissances.
Les résidents des Salazes descendent dans les « bas » (sur les côtes) seulement quelques week-ends dans l’année, pour voir des membres de leur famille et profiter des événements culturels.
Nous recroisons le gramoun, fier de nous présenter une chèvre naine et un pigeon apprivoisé qui le suivent partout.
Depuis quelques mois, un âne a élu domicile sur l’îlet. Il fournit de l’engrais pour le potager et peut-être bientôt une aide physique pour les manutentions. Il a été échangé contre des services rendus à une famille d’éleveurs du cirque de Mafate, le deuxième cirque, de l’autre côté du col.
Mafate, à une heure de marche, est constitué d’une dizaine d’îlets accessibles eux aussi uniquement à pied. Ce cirque constitue le cœur du Parc national. Grâce à ce statut, les 750 habitants des îlets reçoivent des aides financières de l’Etat, comme des panneaux photovoltaïques et un système de gestion et d’évacuation des déchets (7)... essentiellement par hélicoptère ! Des rotations en hélico sont organisées par les « giteurs » pour acheminer des marchandises.
Le cirque de Cilaos, où se trouve l’îlet des Salazes, est beaucoup plus riche que Mafate. Pourtant, les habitants des îlets de Cilaos les plus reculés sont finalement moins soutenus (8) pour subvenir à leurs besoins et faire vivre leurs patrimoines culturel et naturel.
Rémi Da Silva
• Association Trois Salazes
Cirque de Cilaos, chemin vers le col du Taïbit.
iletsalazes@gmail.com
(1) Le mot vient de l’espagnol cimarron et signifie « échappé, fugitif ».
(2) bois.
(3) En branches de cryptomerias et tôle ondulée.
(4) « Grand-père », en créole.
(5) Dans les hauts de la Réunion, les titres de propriété foncière sont encore peu répandus.
(6) Utilisée surtout pour faire fonctionner la tronçonneuse, nécessaire aux constructions prévues.
(7) L’évacuation des déchets hors du cirque à dos d’ânes a été tentée mais finalement abandonnée.
(8) En termes de logistiques et de moyens.