Une femme harangue le bâtiment industriel qui s’est construit en face de chez elle, à La Courneuve : c’est un data center, un entrepôt de stockage de serveurs internet. Elle s’appelle Matilda. Haut-parleur en main, elle décrit les nuisances causées par le site : bruit la nuit (moteurs des générateurs et parfois alarmes), surconsommation d’électricité (1), dommages causés aux maisons voisines lors de sa construction. Elle reproche aussi à la société qui l’opère, le groupe Interxion, ainsi qu’aux élus, de n’avoir jamais pris au sérieux ses critiques ni celles de sa voisine, Khadija, très active aussi pour dénoncer les impacts du data center Paris-VII (ainsi dénommé même s’il se situe dans la banlieue pauvre de la Seine-Saint-Denis, mais c’est plus chic).
Autour d’elle, environ 70 personnes écoutent, prennent des notes, lèvent la main pour saisir le micro à leur tour, observent le data center, monumental par rapport aux modestes demeures de la rue Rateau, et se rapprochent quand des policiers menacent d’interrompre la balade urbaine. Aucune demande d’autorisation n’a été déposée au préalable, et trop de gens empiètent sur la route. Ceci n’est pas une manifestation. C’est une promenade avec des habitant-e-s qui veulent prendre la parole sur leur cadre de vie et ses impacts sur leur qualité d’existence. Nous sommes dimanche 25 janvier 2015. Bienvenue au quatrième Toxic Tour Détox 93.
Dessiner une alternative à l’autoroute
Un homme parle au micro, en contrebas d’une station de mesure de la pollution de l’air opérée par l’association AirParif. De toute l’Ile-de-France, c’est là que se mesurent les plus hauts taux d’émission d’ozone, de particules fines et de dioxyde d’azote. La station se trouve à deux pas du stade de France, tout près de l’autoroute A1, à Saint-Denis. Georges appartient au collectif Lamaze : un regroupement de riverains d’une bretelle de l’A1 qui se battent pour l’enfouissement de celle-ci. Elle passe sous les fenêtres de l’hôpital Delafontaine, la plus grande maternité du département, éloigne la cité Joliot-Curie de celle des Cosmonautes, empêche les voisins d’ouvrir leurs fenêtres la journée et recouvre leurs balcons de poussières noires. Tout autour de lui, près de cent personnes, sous le soleil de ce dimanche d’octobre. Deux heures plus tard, elles seront encore plusieurs dizaines. Certaines écrivent sur des feuilles blanches ce qu’elles aimeraient voir à la place de cette « balafre urbaine » : des cerisiers, des jardins, un terrain de foot, une piscine gratuite, un atelier vélo, une aire de campement pour les Roms. C’était le deuxième Toxic Tour Détox 93.
Le sommet sur le climat… vu de mon quartier
Deux scènes vécues depuis août 2014, date d’une première promenade autour des data centers d’Aubervilliers. Nous sommes un groupe d’habitantes et d’habitants du département, installés dans différentes villes (Saint-Denis, Epinay, Aubervilliers, l’Ile-Saint-Denis, Pantin, Montreuil…). Dans la perspective du sommet Paris Climat 2015 (également dénommé COP21) de décembre 2015 qui doit déboucher sur un accord international sur le climat, nous organisons des visites guidées de lieux de pollution qui sont aussi émetteurs de gaz à effet de serre : autoroutes, aéroports, data centers… Pour faire connaître et mieux comprendre les liens concrets entre nos modes de vie et le dérèglement du climat ; pour se rassembler autour de ce souci commun.
Intoxication urbaine
Le dérèglement du climat est invisible à nos yeux de citadins pressés. La pollution l’est de moins en moins. Nous constatons la montée du nombre d’enfants touchés par les allergies respiratoires dans les crèches et les écoles. Or à Paris et en petite couronne, près de 30% de la population vit à moins de 75 mètres d’un axe à fort trafic routier (plus de 10 000 véhicules par jour). Cette proximité est responsable d’environ 16% des nouveaux cas d’asthme chez les moins de 17 ans. Les enfants ne sont pas les seuls concernés. En Ile-de-France, 55% des structures d’hébergement des personnes âgées, des hôpitaux et des terrains de sport se situent à moins de 500 mètres d’un axe routier majeur. Le dépassement des valeurs limites concerne un tiers des établissements pour le dioxyde d’azote et un quart pour les particules fines.
La Seine-Saint-Denis, un îlot de chaleur
Nos marches sont informatives, rageuses, réparatrices : faire ensemble l’expérience sensible de la pollution permet de sortir de son isolement et de la soumission, souvent fataliste, à un cadre de vie hostile. Vous roulez à grande vitesse sur les autoroutes qui traversent nos territoires, vous déchirez notre ciel en avion ? C’est nous qui en payons le prix : en bruit, en nuisances, en pollution. En réchauffement climatique aussi.
En 2003, lors de la canicule qui fit 15 000 morts en France, la Seine-Saint-Denis fut le deuxième département le plus touché (2). Ce précédent terrible fait craindre le pire dans l’hypothèse d’une forte hausse des températures dans les décennies qui viennent : 4 ou 5 degrés de plus, hypothèse crédible si le monde continue à émettre un peu plus de dioxyde de carbone chaque année. Cela entraînerait des morts à la pelle sur ce territoire. Dans nos quartiers comme dans les autres régions pauvres du monde, les injustices environnementales s’ajoutent aux injustices sociales, raciales et de genre.
Le climat, c’est nous
La crise climatique porte en elle un bouleversement énorme : de notre système de production, de nos manières de nous déplacer, de nous chauffer, de nous nourrir, de décider de l’intérêt général et du bien commun. En marchant sans relâche entre les rocades, les bretelles d’autoroutes et les pistes d’aéroport, nous voulons décider de l’aménagement de nos quartiers et de nos conditions de vie. Car le climat n’est pas un problème abstrait des générations futures. Le climat, c’est nous.
Jade Lindgaard
(1) Dans son livre Je crise climatique, Jade Lindgaard explique que selon les estimations, d’ici 2023, un quart de la puissance électrique requise par le grand Paris sera allouée aux data centers (1000 MW).
(2) La surmortalité y fut plus forte qu’ailleurs. Pendant la période caniculaire, 8 664 Franciliens sont décédés contre 3 650 en moyenne au cours de la même période des années précédentes. En Seine-Saint-Denis, le nombre de décès a été multiplié par 2,5 pendant cette période (contre 1,5 en France, en moyenne). L’augmentation de la mortalité a été croissante avec l’âge, et plus marquée chez les femmes que chez les hommes. Des facteurs majeurs de risque ont été repérés : âge, activité, état de santé, habitat mal adapté à la chaleur, mal isolé, mansardé, vétuste ; urbanisation dense, absence de végétation qui peut accentuer le phénomène d’îlot de chaleur.
Prochains Toxic Tours : 31 mai, 20 juin. Voir la page www.facebook.com/pages/Toxic-Tour-Detox-93.
Pour recevoir les infos par internet : http://listes.rezo.net/mailman/listinfo/toxictour93-info
Je crise climatique, Jade Lindgaard, La découverte, 2014, 250 p., 18€.
(Couverture disponible)