Le relocalisation de l’économie est la mère de toutes les batailles.« Christian Araud, Vers une société désirable, Paris, Libre & Solidaire, 2014, p. 81 »Ils ne savaient pas que c’était impossible alors ils l’ont fait."Mark Twain
On peut aborder les alternatives en fonction des besoins auxquels elles essaient de répondre. Et si la question économique est importante, elle ne doit pas être primordiale : pour se lancer, il faut surtout des relations interpersonnelles, de la volonté et parfois un brin de folie. L’argent arrive ensuite. Un petit tour d’horizon…
Manger local et bio
Faut-il commencer par le local ou par le bio ? Il est plus facile de convaindre un producteur local de passer au bio que convaincre un producteur bio de venir s’installer près de chez soi.
Les associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP) se sont développées en nombre. Mais l’équilibre entre nombre de producteurs, lieux de production et lieux de consommation reste un problème pour les grandes agglomérations. Les Parisiens dépendent de producteurs situés souvent fort loin de chez eux. Les Paniers bio de Marseille ont fait le choix de regrouper plusieurs producteurs et arrivent à produire un panier bon marché (1), mais les kilomètres parcourus sont encore importants (certains producteurs se trouvent dans l’Aveyron).
D’autres structures de circuits courts sont une manière de concurrencer les grandes surfaces et donc de maintenir de l’emploi. Selon un rapport en partie financé par la grande distribution, chaque fois qu’un hypermarché ouvre ses portes, il provoque en moyenne 276 pertes d’emplois locaux et ceci jusqu’à une distance de 15 km (2). Et cela a d’autres conséquences : selon une étude menée aux Etats-Unis, plus la densité en grandes surfaces est importante, moins on compte d’associations générant du lien social et moins il y a de participation aux élections (3).
Les AMAP ne sont pas la seule solution. La mise en place de marchés de producteurs locaux est une aussi une bonne solution, comme le montre le marché de Lumio, en Corse (4). Il existe aussi des structures pérennes comme des halles de fruits et légumes ; certaines existent depuis toujours et sont à promouvoir, d’autres découlent du regroupement de producteurs, comme la halle d’Oullins, près de Lyon (5).
Les commandes groupées de produits secs permettent aussi d’éviter les grands distributeurs, mais ne résolvent généralement pas la question de la relocalisation.
Rob Hopkins cite une autre pratique : le glanage de la surproduction. Aux Etats-Unis, à Sarasota, 35 tonnes de nourriture ont été collectées chez des maraîchers ; il s’agit de produits hors normes non récoltés, qui ont été donnés à une banque alimentaire.
Toujours pour améliorer l’autonomie alimentaire (on parle aussi de résilience), on peut essayer de dévelloper l’agriculture urbaine. A Saint-Quentin-en-Yvelines, en région parisienne, le groupe de transition a mis en place un réseau d’achat de plants pour ceux qui ont un jardin : 200 arbres ont été plantés chez des particuliers, et la commune a soutenu la création de bosquets d’arbres fruitiers dans chaque hameau et dans les parcs publics. Des récoltes solidaires ont lieu dans les espaces publics, avant le pressage de jus de pommes et de poires (6). Citons aussi les cultures gratuites de légumes sur l’espace public : c’est limité en production mais fort en imaginaire (7).
Le conseil municipal de Vancouver voit plus grand : il a prévu de planter 150 000 arbres fruitiers dans les parcs et terrains appartenant à la ville d’ici 2020. Selon l’ONU, 800 millions de personnes dans le monde produisent de l’alimentation en milieu urbain ; cela couvre 15 à 20 % de nos besoins (8).
La production de nourriture s’accompagne d’autres activités comme le compostage des déchets fermentescibles qui, en milieu urbain, peut être collectif. Il est aussi possible de créer des ateliers de conserverie collective ou de confitures quand les jardins produisent trop, des ateliers d’entretien du matériel, de vannerie pour faire des paniers, de taille et de greffe des arbres… L’initiation à la botanique permet de consommer des plantes sauvages comestibles, de développer la production de semences. Dans un atelier de cuisine, on peut apprendre à utiliser des produits alimentaires non transformés et se détacher des plats préparés (particulièrement intéressant financièrement, donc socialement vital pour les plus pauvres).
Organiser des repas collectifs est une excellente initiative : une personne qui mange seule gaspille plus et utilise plus d’énergie que si elle mange avec d’autres. C’est bon pour la planète, mais aussi pour les liens sociaux.
A El Bolson, en Argentine, 25 familles ont versé l’équivalent du prix de leur consommation annuelle de farine (200 kg) afin d’acheter un silo à blé et un moulin pour la produire eux-même. Le blé provient d’une ferme voisine. Seize tonnes de farine ont été redistribuées la première année (9).
Tous ces projets doivent essayer de penser solidaire : les AMAP et les circuits courts, en laissant les producteurs fixer leurs prix, assurent un salaire correct à ceux qui travaillent. Les Jardins de Cocagne, en accueillant des personnes en difficulté sociale, contribuent à développer une nouvelle vision de soi et de la société.
Maîtriser son énergie
En France, Enercoop et Energies partagées ont fait le choix de partir de structures nationales pour, d’un côté, proposer une distribution d’électricité 100 % renouvelables et, de l’autre, financer des projets collectifs de production ou d’économie d’énergie. Enercoop a commencé à se décentraliser par la mise en place des coopératives régionales, mais peut-être faut-il relocaliser encore plus. Dans d’autres pays, les initiatives partent de collectifs locaux.
A Lewes (Grande-Bretagne) la société coopérative Ovesco a vu le jour pour promouvoir les énergies renouvelables. Quatre cent mille euros de parts sociales ont été collectés pour la création d’une centrale solaire et la gestion de subventions pour l’isolation thermique (10).
Toujours en Grande-Bretagne, les initiatives « chasseurs de courant d’air » à Totnes ou « maisons chaleureuses » à Slaithwaite ont permis d’aider des familles à isoler leur logement et diminuer leur consommation (11).
Se déplacer léger
La croissance de notre mobilité est la principale cause des émissions de gaz à effet de serre. Nous devons relocaliser non seulement nos achats mais également nos loisirs, nos vacances… ou, si nous voulons voyager loin, choisir des modes de déplacement doux. Il est tout à fait possible d’aller à l’autre bout du monde à vélo, en train ou en bateau si on en prend le temps. Il est même possible de faire le tour du monde à pied : certains l’ont fait en sept ans (12).
Il faut changer sa propre mobilité mais aussi essayer de convaincre les autres que ce serait bénéfique pour tout le monde. Better Block, du groupe de transition de Houston, mène des actions critiques pour revisiter l’urbanisme : blocage de rues, installation de passages piétons, plantations en pots sur le bord des trottoirs, installation de buvette provisoire avec musique… (13)
Habiter léger
Si vous n’êtes pas encore propriétaire de votre logement, vous pouvez réfléchir à un habitat léger. En ville, les habitats groupés permettent de mutualiser les chambres d’amis, la buanderie, une salle de réunion… A la campagne, les écovillages permettent les mêmes économies d’espace et de matériaux. On peut aussi faire le choix d’un habitat léger de type yourte ou cabane (14).
Ceux qui sont déjà propriétaires peuvent penser à louer les chambres de leurs enfants quand ceux-ci sont partis ; dans une maison individuelle, on peut aménager ses combles pour offrir un logement à quelqu’un d’autre.
Chercher à réhabiliter plutôt que construire.
Essayer de penser sa maison pour éviter de produire des déchets au quotidien (15).
Se désencombrer
Nous achetons beaucoup d’objets dont l’usage est très limité dans le temps. Autant les partager : à Seattle (Etats-Unis), la création d’une « tool library » (« outilthèque ») a permis de collecter plus de 1200 outils, dont des appareils professionnels coûteux offerts par une personne qui en avait hérité (16). On peut faire de même avec les livres (bibliothèques associatives), organiser des zones de gratuité (pour échanger ce dont on ne veut plus) ou, pour un plus large public, des vide-greniers. Les Repair Cafés sont un complément utile pour lutter contre l’obsolescence des objets (17), tout comme les ressourceries (18).
Développer des coopératives
L’un des risques de ces projets alternatifs est de trop reposer sur le bénévolat. Cela conduit souvent à l’épuisement des groupes. Mais le salariat n’est pas non plus une solution car il nécessite d’entrer dans un processus administratif complexe. L’économie sociale (coopératives, mutuelles, associations) est un moyen d’expérimenter des situations intermédiaires. Ce n’est pas gagné d’avance, quand on voit la dérive des grosses mutuelles et coopératives. Il faut donc aussi réfléchir à la taille de ces structures.
Une réflexion est venue des gros écovillages qui existent en Scandinavie et en Amérique du Nord : si l’on n’est plus capable de nommer tous les membres d’un groupe, c’est qu’il est devenu trop gros (surtout si on essaie de travailler au consensus). Ce principe débouche sur différentes conclusions : pour certains, la limite se situe autour d’une centaine de personnes, d’autres pensent que c’est beaucoup moins : dans les entreprises autogérées, on constate la formation d’une hiérarchie de fait dès 15 à 20 personnes. Plutôt que croître autour de projets, il faut prévoir dès le départ la possibilité de se subdiviser et de se multiplier.
Terre de liens est un bon exemple de structure qui peut se démultiplier à mesure de son développement (19). Court-Circuit, mis en place par le collectif Scopa, à Ajaccio, a spécifiquement travaillé pour être reproductible à petite échelle (20).
Il existe différentes formes de coopératives. Le statut récent des sociétés coopératives d’intérêt collectif (SCIC) permet d’associer citoyens, bénévoles, salariés et collectivités publiques. Cela peut donner des résultats très intéressants, comme la brasserie associative de Montflours (Mayenne) qui compte 83 sociétaires pour 243 habitants (21).
Rob Hopkins, toujours optimiste, signale que le monde compte trois fois plus de coopérateurs que d’actionnaires…
Développer l’économie locale
Créer de la richesse au niveau local grâce aux activités des collectifs, des associations, des coopératives est une chose, faire en sorte que cette richesse ne s’enfuie pas dans les poches des actionnaires des grosses entreprises en est une autre. Les monnaies locales complémentaires sont une bonne réponse pour fixer la richesse sur son lieu de production. Pour le moment, les initiatives françaises (22) sont dynamiques mais elles n’impliquent pas assez de monde pour avoir un poids économique significatif. Ce n’est pas mieux en Grande-Bretagne : à Totnes, commune de Rob Hopkins et point de départ du mouvement de la transition, seulement 5000 livres locales circulent pour 8000 habitants. C’est donc symbolique.
Ce n’est pas toujours le cas ailleurs. Conjunto Palmeiras, à 20 km de Fortaleza (Brésil) est un bidonville regroupant 1500 familles de pêcheurs déplacés à cause d’un projet immobilier. En 1997, une étude a montré que 20 % des achats se faisaient dans le quartier, donc que les aides sociales partaient ailleurs. Le prêtre Joaquim Melo a alors fondé une banque avec une monnaie locale permettant d’obtenir 5% de réduction chez les commerçants locaux et des prêts à taux zéro pour les particuliers (de 1 à 3 % pour les entreprises). Résultat : en 2012, 93% des achats se faisaient au niveau local, 250 sociétés avaient vu le jour et 1800 emplois avaient été créés.
Les monnaies locales permettent en principe d’élargir l’aspect trop intime des systèmes d’échanges locaux (SEL) (24) ou des réseaux d’échanges réciproques de savoirs (25).
Bien sûr, tout ne peut pas être local et, tant que nous aurons besoin d’appareils aussi sophistiqués que les ordinateurs, les téléphones, etc., nous devrons faire une part de nos achats sur le « grand marché ».
Il est toutefois possible d’adhérer à une banque alternative comme la Nef (26) afin de s’assurer que son argent ne circule que dans des circuits éthiques.
Le sujet de l’argent est sensible.
Rob Hopkins (27) distingue investissement interne (épargne locale pour projets locaux), investissement d’extraction (épargne locale pour achats de produits ou service qu’on ne peut faire localement) et investissement exogène (argent venu de l’extérieur pour des projets locaux : fonds publics, investisseurs citoyens…).
Jacques B. Gelinas appelle cet argent exogène l’« argent froid », par opposition à l’argent chaud, que l’on gagne à la sueur de son front (28). Christian Araud appelle aussi à la vigilance sur cette question (29) : les initiatives qui bénéficient d’apports extérieurs (investissements ou subventions) peuvent créer des emplois locaux au détriment d’emplois plus éloignés. Le pire exemple est celui d’Amazon, qui créé localement des emplois dans ses entrepôts… mais en détruit beaucoup plus dans les librairies. En restant dans la sphère alternative, ouvrir des boulangeries bio ne crée pas d’emploi : les gens ne mangeront pas plus de pain pour autant.
Donner envie à d’autres
« Savoir faire et faire savoir ». Trop d’initiatives ne prennent pas en compte le temps nécessaire pour se faire connaître. Pour susciter l’envie d’autres personnes, c’est pourtant indispensable. Cela peut se faire de multiples manières : faire des opérations extérieures comme projeter des films, organiser des débats, mener des semaines de promotion de la nourriture locale, des économies d’énergies… Cela peut passer par des réunions dans une salle municipale ou, plus modestement, chez des particuliers (ateliers pratiques, visite d’installation, savoir-faire…).
Rob Hopkins raconte que plus de cent ateliers pratiques se sont déroulés à Totnes en 2012. Cette méthode permet de multiplier les moments de rencontre entre les plus impliqués et les plus dubitatifs.
Cela peut passer par des festivals thématiques, des repas… au niveau local. Il importe aussi de former un réseau plus large avec d’autres initiatives plus lointaines, afin de se nourrir d’autres expériences, de se sentir impliqué dans un mouvement global. Cela passe par l’adhésion à des réseaux thématiques, par des rencontres, mais aussi par la lecture de la presse alternative qu’il faut penser à alimenter…
Michel Bernard
Notes (1500 signes)
(1) Sur les coûts des Paniers marseillais, voir Silence no 430, p. 36
(2) Rob Hopkins, Ils changent le monde, p. 44
(3) Rob Hopkins, op. cit. p. 45
(4) Voir Silence no 430, p. 9
(5) Voir Silence no 423, p. 32
(6) Voir Silence no 403, p. 12
(7) Incroyables comestibles, www.incredible-edible.info
(8) Rob Hopkins, Ils changent le monde., p. 128
(9) Rob Hopkins, op. cit., p. 137
(10) Rob Hopkins, op. cit., p. 128
(11) Rob Hopkins, op. cit., p. 160
(12) Voir le dossier de Silence no 424 : « Lent, léger, le voyage », juin 2014
(13) Christian Araud, Vers une société désirable, p. 128
(14) Voir le dossier de Silence no 432 : « Loi Duflot, pour mieux se loger ? », mars 2015
(15) Voir www.zerowastefrance.org/fr
(16) Rob Hopkins, Ils changent le monde, p. 134
(17) http://repaircafe.org/fr/
(18) www.ressourcerie.fr
(19) www.terredeliens.org
(20) Voir Silence no 430, p. 16
(21) Voir Silence no 425, été 2014, p. 6
(22) http://monnaie-locale-complementaire.net
(23) Marie-Monique Robin, Sacrée croissance, La Découverte & Arte éditions, 2014, p. 251
(24) http://seldefrance.communityforge.net/
(25) MRERS, B. P. 56, 91002 Evry Cedex, tél : 01 60 79 10 11, www.rers-asso.org
(26) La Nef, Immeuble Woopa, 8, avenue des Canuts, CS 60032, 69517 Vaulx-en-Velin Cedex, tél. : 04 72 69 08 60, www.lanef.com
(27) Rob Hopkins, Ils changent le monde, p. 145
(28) Jacques B. Gélinas, La Globalisation du monde, Ecosociété, 340 pp., 2000
(29) Christian Araud, Vers une société désirable, Libre et Solidaire, 240 pp. 2014, p. 94