Dossier Alternatives Décroissance Transition

Renverser nos manières de penser pour échapper à l’horreur économique

Serge Latouche

En tant que changement de paradigme, la décolonisation de l’imaginaire constitue une véritable révolution. Culturelle d’abord, mais pas seulement. Il s’agit de sortir de l’économie, de changer de valeurs et donc de se désoccidentaliser. C’est précisément ce programme qui est au centre du projet de la décroissance.

Si la croissance est une croyance et le développement, une signification imaginaire sociale — comme le progrès et l’ensemble des catégories fondatrices de l’économie —, il faut, pour en sortir, les abolir, les dépasser (la fameuse Aufhebung hégélienne) et tenter ainsi d’échapper à l’horreur de la mégamachine technoéconomique qui nous broie. En d’autres termes, il faut changer d’imaginaire pour retrouver l’humain. La réalisation d’une société de décroissance implique bien de décoloniser notre imaginaire pour changer vraiment le monde, avant que le changement du monde ne nous y condamne dans la douleur. Autrement dit, cette nécessaire sortie de la société surmoderne de consommation et de spectacle fondée sur l’illimitation est aussi éminemment souhaitable.

Que signifie "échapper à l’économie" ?

L’analyse de l’"école" de l’après-développement des "partisans" de la décroissance ou des "objecteurs de croissance" se distingue des analyses et des positions des autres critiques de l’économie mondialisée contemporaines (mouvement altermondialiste ou économie solidaire), en ce qu’elle ne situe pas le cœur du problème dans le néo- ou l’ultralibéralisme, ni dans ce que Karl Polanyi appelle l’économie formelle, mais dans la logique de croissance perçue comme essence de l’économicité. En cela, le projet est radical. Il ne s’agit pas de substituer une "bonne économie" à une "mauvaise", ni une "bonne" croissance ou un "bon" développement à leur mauvaise version en la repeignant en vert, en social ou en équitable, avec une dose plus ou moins forte de régulation étatique ou d’hybridation par la logique du don et de la solidarité. Il s’agit de sortir de l’économie. Cette formule est généralement incomprise car il est difficile, pour nos contemporains, de prendre conscience que l’économie est une religion. Quand nous disons que, pour parler de façon rigoureuse, nous devrions parler d’acroissance comme on parle d’athéisme, c’est très exactement de cela qu’il s’agit. Devenir les athées de la croissance et de l’économie.
Bien sûr, comme toute société humaine, une société de décroissance devra organiser la production de sa vie et, pour cela, utiliser raisonnablement les ressources de son environnement et les consommer sous forme de biens matériels et de services, mais plutôt comme ces sociétés d’abondance de l’âge de pierre, décrites par Marshall Salhins, qui ne sont jamais entrées dans l’économique . Elle ne le fera pas dans le corset de fer de la rareté, des besoins, du calcul économique et de l’homo œconomicus. Ces bases imaginaires de l’institution de l’économie doivent même être remises en question pour nous délivrer de l’illimitation destructrice de la société de croissance et de la démesure de la modernité.

Le sens des limites

Une triple illimitation est à la base de la société de croissance : illimitation de la production et, par conséquent, destruction des ressources naturelles renouvelables et non renouvelables ; illimitation de la consommation, ce qui veut dire création illimitée de besoins toujours plus artificiels ; illimitation, enfin, de la production de déchets dont on ne sait plus que faire. Donc pollution de la Terre, des océans, de l’eau, de l’air… Mais, plus profondément encore, l’illimitation est au cœur du projet de la modernité. Non seulement économique, elle est aussi géographique, politique, culturelle, écologique, scientifique et éthique. Conjurer l’illimitation et retrouver le sens des limites est aujourd’hui une nécessité pour la survie de l’humanité et l’édification d’une société de prospérité sans croissance.
La frugalité retrouvée permet de reconstruire une société d’abondance sur la base de ce qu’Ivan Illich appelait la "subsistance moderne". C’est-à-dire "le mode de vie dans une économie postindustrielle au sein de laquelle les gens ont réussi à réduire leur dépendance à l’égard du marché, et y sont parvenus en protégeant – par des moyens politiques – une infrastructure dans laquelle techniques et outils servent, au premier chef, à créer des valeurs d’usage non quantifiées et non quantifiables par les fabricants professionnels de besoins ".

"Retrouver le sens des limites est aujourd’hui une nécessité pour la survie de l’humanité et l’édification d’une société de prospérité sans croissance."
Comment renverser la pensée ?

"Mais pour qu’il y ait une telle révolution, selon Castoriadis, il faut que des changements profonds aient lieu dans l’organisation psychosociale de l’homme occidental, dans son attitude à l’égard de la vie, bref dans son imaginaire. Il faut que l’idée que la seule finalité de la vie est de produire et de consommer davantage — idée à la fois absurde et dégradante — soit abandonnée ; il faut que l’imaginaire capitaliste d’une pseudo-maîtrise pseudo-rationnelle, d’une expansion illimitée, soit abandonné. Cela, seuls les hommes et les femmes peuvent le faire. Un individu seul, ou une organisation, ne peut, au mieux que préparer, critiquer, inciter, esquisser des orientations possibles" .
Pour tenter de penser un renversement de l’imaginaire dominant, il faut d’abord revenir sur la façon dont on y est entré, c’est-à-dire le processus d’économicisation des esprits concomitante de la marchandisation du monde.
L’anthropologie postcoloniale a analysé et dénoncé le processus. En 1969, déjà, Gérard Althabe, disciple de Georges Balandier, avait intitulé ses études sur Madagascar : Oppression et libération dans l’imaginaire . Surtout, Serge Gruzinski publiait, en 1988, La Colonisation de l’imaginaire, dont le sous-titre évoquait même le processus d’occidentalisation . Toutefois, lorsque Gruzinski parle de la colonisation de l’imaginaire, il s’agit bien encore d’une poursuite du processus colonial au sens strict et, en l’occurrence, de la conversion des indigènes par les missionnaires. Le changement de religion constitue à la fois une déculturation des esprits et une acculturation au christianisme et à la civilisation occidentale, dans le cadre du projet impérialiste. Cela réfère à une véritable oppression dans l’imaginaire, menée d’ailleurs avec des moyens pas seulement symboliques, si l’on pense aux bûchers de l’Inquisition, largement utilisés dans le Nouveau Monde par les conquérants espagnols.
Avec la croissance et le développement, on a, certes, bien affaire à un processus de conversion des mentalités — donc de nature idéologique et quasi-religieuse —, visant à instituer l’imaginaire du progrès et de l’économie, mais le viol de l’imaginaire, pour reprendre la belle expression d’Aminata Traoré, reste symbolique . Et les Occidentaux sont à la fois les agents et les victimes de cette invasion mentale. Il s’agit dans ce cas d’une auto-colonisation consentie, d’une servitude en partie volontaire.

Se désintoxiquer

La sortie de l’imaginaire dominant, pour Castoriadis comme pour nous, est une question centrale mais très complexe, parce qu’on ne peut pas décider de changer son imaginaire et encore moins celui des autres, surtout s’ils sont accros à la drogue de la croissance et du consumérisme. Bien sûr, on pense d’abord à l’éducation, la paideia qui, pour Castoriadis, joue un rôle essentiel. "Que veut dire, par exemple, la liberté ou la possibilité pour les citoyens de participer, s’interroge-t-il, s’il n’y a pas dans la société dont nous parlons quelque chose — qui disparaît dans les discussions contemporaines (…) — et qui est la paideia, l’éducation du citoyen ? Il ne s’agit pas de lui apprendre l’arithmétique, il s’agit de lui apprendre à être citoyen. Personne ne naît citoyen. Et comment le devient-on ? En apprenant à l’être. On l’apprend, d’abord, en regardant la cité dans laquelle on se trouve. Et certainement pas la télévision qu’on regarde aujourd’hui ." Toutefois, la cure de désintoxication n’est pleinement possible que dans une société de décroissance déjà réalisée. Il faudrait au préalable être sorti de la société de consommation et de son régime de "crétinisation civique", ce qui nous enferme dans un cercle qu’il nous faut briser. Dénoncer l’agression publicitaire, véhicule de l’idéologie aujourd’hui, est certainement le point de départ de la contre-offensive pour se dégager de ce que Castoriadis appelle "l’onanisme consommationniste et télévisuel ". Le fait que le journal La Décroissance soit issu de l’association Casseurs de pub n’est pas vraiment dû au hasard. Le mouvement des objecteurs de croissance est amplement et tout naturellement lié à la résistance à l’agression publicitaire. La publicité constitue, en effet, le ressort essentiel de la société de croissance.

There is an alternative

L’apparition en 2002, avec la décroissance, d’un mouvement radical proposant une réelle alternative à la société de consommation et au dogme de la croissance répondait à une nécessité qu’il n’est pas abusif de qualifier d’historique. En face du triomphe de l’ultralibéralisme et de la proclamation arrogante du fameux TINA ("there is no alternative") de Margaret Thatcher, les petites franc-maçonneries anti-développementiste et écologiste ne pouvaient plus se contenter d’une critique théorique quasi-confidentielle. L’autre face du triomphe de l’idéologie de la pensée unique était le slogan consensuel du "développement durable", dont le mouvement altermondialiste semblait parfaitement s’accommoder. Il devenait donc urgent d’y opposer un autre projet, ou plus exactement de donner une visibilité à un projet en gestation depuis longtemps, mais qui cheminait de façon souterraine. Le slogan provocateur de "Décroissance !" apparut alors comme une bombe sémantique ou un "mot obus" (dixit Paul Ariès) susceptible de casser le consensus mou de la soumission à l’ordre productiviste dominant, autrement dit d’entreprendre une décolonisation de l’imaginaire. Depuis, l’expression a fait son chemin, comme le mouvement de la décroissance et, la crise annoncée étant passée par là, on commence à en sentir les effets.

Serge Latouche,
Professeur émérite d’économie à l’université Paris-Sud d’Orsay,
objecteur de croissance.


Métanoïa pour le temps présent

Le titre que l’éditeur français a donné à mon dernier ouvrage (Renverser nos manières de penser) renvoie à la nécessité d’une révolution culturelle, ce que j’ai appelé souvent une décolonisation de l’imaginaire (1). La raison en est donnée en partie dans le titre choisi par l’éditeur italien (littéralement : "L’économie est un mensonge"). Les sous-titres des deux éditions évoquent quant à eux la dimension subjective du cheminement conduisant à ces conclusions. Explicitement pour l’édition italienne ("Comment je me suis aperçu que le monde est en train de creuser sa tombe"), plus discrètement et de manière énigmatique pour l’édition française ("Métanoïa pour le temps présent"). Métanoïa, du grec metà-noia, littéralement "pensée après" ou "pensée à la poursuite de", est un mot employé à plusieurs reprises dans mes livres, le plus souvent en citation de mon regretté ami, le théologien indo-catalan Raimon Panikkar : "C’est l’Europe, écrit-il par exemple, qui doit collaborer à la désoccidentalisation du monde, et même parfois, ce sont les Européens qui doivent en prendre paradoxalement l’initiative auprès des élites occidentalisées d’autres continents qui, tels de nouveaux riches, se montrent plus papistes que le pape... L’Europe, ayant l’expérience de sa culture et ayant saisi ses limites, est mieux placée pour accomplir cette métanoïa (regrès plutôt que regret) que ceux qui voudraient parvenir à jouir des biens de la civilisation européenne (2)." La traduction possible du terme par regrès, antonyme de progrès, inscrit bien la métanoïa dans l’espace de la décroissance. Pour l’Occident, la nécessité de reparcourir en sens inverse la trajectoire intellectuelle menant à sa prévisible faillite actuelle, et d’échapper à l’horreur économique, n’est pas étrangère non plus à mon propre parcours. SL.

(1) Serge Latouche, Décoloniser l’imaginaire. La pensée créative contre l’économie de l’absurde. Parangon, Lyon. 2004. Nouvelle édition 2011.
(2) Raimon Panikkar, Méditation européenne après un demi-millénaire, in 1492-1992, Conquête et évangile en Amérique Latine. Questions pour l’Europe aujourd’hui, in Pluriversum. Pour une démocratie des cultures. (textes choisis et présentés par Serge Latouche), Cerf, Paris 2013, p. 164. Ce n’est donc pas tant au sens de repentance ou de conversion que lui a donné la théologie chrétienne (catholique et plus encore orthodoxe) que Panikkar utilise le terme mais dans celui, plus conforme à son étymologie, de « retour sur soi-même ».

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